2.1.2.5. Interpénétration des langues spécialisées et de la langue courante

La dernière raison d’être des termes dans les dictionnaires généraux que nous exposerons ici n’est pas des moindres. Elle est déjà apparue en filigrane dans les pages qui précèdent, c’est pourquoi nous nous attarderons peu dessus, d’autant plus qu’elle est évoquée par de très nombreux auteurs (notamment Jessen (1996 : 28), Boulanger & L'Homme (1991 : 24)). Il s’agit du fait que les dictionnaires généraux, pour vivre avec leur temps, veulent refléter l’interpénétration des langues spécialisées et de la langue de tous les jours ; c’est ainsi, notamment, que Dubois & Dubois justifiaient en 1971 l’inclusion de nombreux termes dans le Grand Larousse de 1971, dont ils ont assuré la rédaction :

‘Ce lexique comprend une gamme très étendue de termes techniques et scientifiques, tenant compte ainsi de la réalité linguistique de notre époque, caractérisée sociologiquement par la pénétration des vocabulaires techniques dans le lexique de la langue générale, qui se renouvelle ainsi à un rythme accéléré. PAGE’

C’est également cette raison qui est invoquée dans la préface de l’édition la plus récente du Dictionnaire de l’Académie (9e édition, 1986), ce qui correspond à un radical changement de perspective par rapport aux éditions précédentes 197  :

‘L’extraordinaire expansion des sciences, de toutes les sciences y compris les sciences humaines, au long de ce siècle, la multiplication des découvertes en tous domaines et toutes directions, depuis l’infini de l’espace jusqu’aux plus infimes particules d’énergie, l’essor de la biologie, et celui, parallèle, de la médecine, l’abondance de techniques nouvelles et leur introduction dans les habitudes quotidiennes, l’apparition de professions neuves et la transformation de presque toutes les professions traditionnelles, la modification des rapports sociaux avec des conséquences obligées dans les diverses branches du droit, les changements également qui sont intervenus dans les relations diplomatiques et l’organisation de la communauté internationale, enfin l’interpénétration des langues provoquée par le développement des communications, tout cet ensemble a produit une fabuleuse prolifération des vocables. Jamais l’humanité n’a eu, en si peu de temps, autant de choses nouvelles à nommer ! (Préface de la 9 e édition, (Quemada (1997 : 483))

La même raison est invoquée dans les dictionnaires anglais, comme, par exemple, le fait l’avertissement du dictionnaire Webster (ref à vérifier) :

‘Thousands of [scientific and technical] terms had “been added to our language within the last fifty years” in consequence of the rapidly developing industrial revolution and the concomitant growth of science. It was also true that relatively few had been recorded in general dictionaries of English, and it was reasonable to argue that “accurate definitions of these terms, in accordance with the advanced state of science at the present day, is now rendered important to all classes of readers, by the popular character given of late to the sciences” […].’

Parmi les termes qui trouvent droit de cité dans le dictionnaire général se trouvent à la fois des mots de la langue générale qui ont subi un processus de terminologisation (reprenons l’exemple de souris en informatique, cité dans le premier chapitre), et des mots de la langue de spécialité qui se sont banalisés ou dé-terminologisés (comme maladie de Creutzfelt-Jakob, ou, terme d’actualité qui nous concerne au premier chef, le terme tsunami). Ce double processus de glissement des mots de la langue générale vers les termes spécialisés, et vice-versa, est par exemple évoqué par Candel (2003 : 228), qui, dans le cadre de la sélection des néologismes à inclure dans les dictionnaires généraux, parle de l’« osmose » entre les « vocabulaires de spécialité et la langue générale ».

Le dictionnaire général est donc l’aune à laquelle on peut mesurer la « diffusion des mots scientifiques et techniques dans le lexique commun », comme le faisait Gilbert en 1973 (en prenant, en quelque sorte, notre problème à l’envers) :

‘Où et comment peut-on observer la pénétration de mots scientifiques et/ou techniques dans le lexique commun ? […] Le champ d’observation qui semble à première vue le plus accessible au chercheur est constitué par les dictionnaires de langue, ou dictionnaires « généraux », par opposition aux dictionnaires scientifiques ou techniques. (Gilbert (1973 : 35))

D’après Roberts (2004 : 123), c’est d’ailleurs plus le rôle que joue la terminologie dans la vie — et donc dans la langue — de tous les jours, qui explique l’inclusion des termes dans les dictionnaires généraux. C’est également la justification invoquée par Svensén (1993 : 22) :

‘A dictionary mainly for general use cannot very well omit the most important of the vast range of specialist terms, since they are used daily by everyone as a consequence of the rapid technological development of the modern world. ’

Le lien entre les deux raisons que nous venons de mentionner est clairement établi par Cabré (1994 : 591) lorsqu’elle affirme :

‘[Il] est malaisé de déterminer seulement par la thématique quels textes doivent être considérés comme des textes de spécialité […] et cela pour deux raisons :
a) parce que la vie de tous les jours est pleine de domaines spécialisés à un certain degré ;
b) parce qu’il se produit un mouvement permanent de termes du lexique général au lexique de spécialité, du lexique des spécialités au lexique commun […]. ’
Notes
197.

Même si la position par rapport aux termes a déjà évolué dans les éditions précédentes comme en témoigne cet extrait de la préface de la 8e édition (1932-1935) (cité dans Quemada (1997 : 441-442)) : « Sans songer à adopter le système encyclopédique de Furetière, ‘l’Académie, lit-on dans la préface de la première édition, en bannissant de son Dictionnaire les termes des Arts et des Sciences, n’a pas creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou qu, ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées ?’. L’infiltration dans l’usage commun de ces termes spéciaux, très lente d’abord, s’accéléra forcément à partir du XVIIIe siècle, à mesure que le goût des sciences se répandait dans la société. Aussi n’est-on pas étonné de lire dans la Préface de l’édition de 1792 : ‘Nous avons donc cru devoir admettre dans cette nouvelle Edition les termes élémentaires des Sciences, des Arts, et même ceux des Métiers qu’un homme de lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages où l’on ne traite pas expressément des matières auxquelles ces termes appartiennent.’ Et un peu plus d’un siècle après, en 1877, l’Académie acceptait l’introduction dans son Dictionnaire de plus de 2 000 mots nouveaux, dont presque tous étaient de provenance scientifique ou technique.

Aux dernières années du XIXe siècle, quand l’Académie s’occupa de préparer une nouvelle édition de son Dictionnaire, elle se trouva en présence d’une brusque pénétration des vocabulaires des Sciences et des Arts dans le parler de tous qui, depuis, ne devait plus cesser de s’enfler démesurément d’année en année. Non seulement les sciences déjà constituées se renouvelèrent, mais d’autres prirent naissance, comportant en bien des cas des applications à l’industrie. D’autre part, de notables transformations s’opéraient dans l’ordre économique, social et politique. De là un grand nombre de mots nouveaux aussitôt vulgarisés par la conversation, par la presse et par l’école. Quel adolescent de nos jours ne connaît pas par leur nom les différentes pièces d’une automobile ? De quel artisan, de quel paysan de France restent ignorés des termes tels que microbe, sanatorium, otite, diphtérie, hydravion, commutateur, carburateur, court-circuit ? »