2.1.3. Conclusion sur la « raison d’être des termes dans les dictionnaires généraux »

Au terme de cette longue section consacrée à la raison d’être des termes dans les dictionnaires généraux, un premier constat s’impose : nombreuses sont les raisons qui expliquent la présence de ces unités lexicales dans ce type de dictionnaire ; l’inclusion de termes dans les dictionnaires généraux serait donc légitime.

Toutefois, il apparaît que les diverses raisons que nous avons identifiées n’ont pas nécessairement un poids égal. Plus précisément, c’est sans doute le poids de la tradition lexicographique qui est le plus lourd à porter ; nous en voulons pour preuve la longueur de la partie dévolue à l’histoire de l’inclusion des termes dans les dictionnaires généraux. Les lexicographes, ainsi que les utilisateurs, ont donc des habitudes qui sont fortement ancrées. Mais, au-delà de l’habitude, n’y a-t-il pas également un problème de représentation, un problème d’image ? Nous avons vu précédemment que le lexicographe se forge une certaine représentation de l’utilisateur, incarné le plus souvent par la notion d’« honnête homme » — dans quelle mesure cette notion est-elle toujours valable au XXIe siècle ? Ne s’agit-il pas là d’une notion surannée, qui présente toutefois l’avantage d’être fort commode et fort rassurante ?

Du côté des utilisateurs, qu’en est-il ? Au XXIe siècle, à l’heure où se multiplient les ressources documentaires, l’utilisateur exprime-t-il toujours le souhait de voir des termes figurer dans son dictionnaire général alors qu’il peut les trouver à bien d’autres endroits ? A-t-il toujours besoin que son dictionnaire général recense des termes, ou bien s’agit-il tout simplement d’un dû qui s’impose à lui sans être remis en question (autrement dit, « sa » représentation du dictionnaire général est-elle celle d’un dictionnaire incluant indiscutablement des termes) ? Il faut en effet garder à l’esprit ce que note Pruvost (2002 : 37) :

‘Au XVIIe siècle comme au XXe siècle, le lexicographe lutte difficilement contre les habitudes inconsciemment acquises des lecteurs.’

Autre question qui se pose à l’issue de cette section : cet aspect « d’habitude » est-il propre aux utilisateurs français, « public d’initiés sans le savoir », comme le laisse sous-entendre ce même auteur ?

‘Les Français représentent de grands consommateurs de dictionnaires, consommateurs fidèles et respectueux, indéniablement dotés à leur insu d’une culture acquise dans le domaine. Les chiffres de vente annuels de deux « petits » dictionnaires distincts et complémentaires, le Petit Robert et le Petit Larousse Illustré, constituent en effet un particularisme dont nous n’avons guère conscience, mais que de grands éditeurs internationaux observent avec étonnement 198 . (Pruvost (2002 : 16))

Enfin, pour les utilisateurs, ne s’agit-il pas aussi tout simplement d’une question de commodité : les termes répertoriés dans le dictionnaire général ne représentent-ils pas un accès rapide à « la » culture (quelle que soit l’étendue de ce dernier terme) ? Pour les « avides de culture » (culture vultures, comme le dit métaphoriquement l’anglais), inclure des termes dans un dictionnaire général ne revient-il pas à tenter de mettre une encyclopédie dans un dictionnaire ? C’est en tout cas ce que semblait suggérer Paul Robert en 1957 lors du colloque ayant abouti à l’élaboration du TLF :

‘Je reste partisan d’un grand dictionnaire, d’un Thesaurus ou Trésor de la langue française qui, à mon avis, intéresserait non seulement les savants, les professeurs et les étudiants, mais même le grand public. Je crois que nous sommes actuellement dans une époque où « l’honnête homme » cherche des sommes. Les connaissances sont éparpillées parmi les dictionnaires ou des ouvrages extrêmement différents les uns des autres ; il faudrait réaliser une somme de tous les travaux épars, et seul un Trésor de la langue française, dont le type, à mon avis, est l’Oxford English Dictionary, réaliserait le mieux les vœux de « l’honnête homme », et je répète intentionnellement le terme. (Paul Robert, actes du colloque du TLF 57, page 264) VERIFIER

Dix ans plus tard, l’accès au savoir encyclopédique connaissait en effet une forte demande — auprès d’un large public qui ne se confinait d’ailleurs pas à « l’honnête homme » —, comme en témoignait dans les années 1970 la « floraison » et le « succès des encyclopédies par fascicules hebdomadaires », que Humbertjean & Oeconomo ont analysés en détail (page) :

‘Nous entendons par encyclopédies hebdomadaires toutes les revues qui présentent, chaque semaine, dans un numéro de quelques francs, une tranche de connaissances mises à la disposition d’un vaste public, public qui n’est pas particulièrement défini, mais qui se situe dans les couches moyennes du point de vue socio-culturel. Ces revues sont extrêmement variées et il ne se passe guère de trimestre sans qu’un titre ou deux viennent s’ajouter à une liste déjà longue. […] Toutes ont en commun […] le fait de présenter le savoir en tranches telles que l’acquisition d’une seule de ces tranches, autrement dit d’un seul numéro d’une revue, n’a pas grand sens pour l’acheteur qui est ainsi tenu de se constituer une collection dont la durée d’acquisition est très longue (cinq ans environ pour Alpha Encyclopédie) ou même indéterminée (Clefs des connaissances).’

Un demi-siècle plus tard, qu’en est-il ? Alors qu’explosent les ventes d’encyclopédies sur CD‑ROM et les bases de données textuelles, l’utilisateur de dictionnaire général se sent-il « rassuré » de posséder en parallèle de ces documents un concentré (ou un ersatz ?) de culture sous la forme d’un dictionnaire général ? Le rôle du dictionnaire comme lieu d’acculturation n’en est-il pas alors exacerbé ?

Autant de pistes de réflexion que nous lançons ici et qui semblent intéressantes à creuser pour la suite du travail.

Passons à présent à la deuxième grande question soulevée par notre sujet de recherche : quelle place les termes occupent-ils précisément dans les dictionnaires généraux ?

Notes
198.

La comparaison faite par Pruvost ultérieurement dans le texte cite explicitement les éditeurs américains…