3.4.1 Changement de la ressource foncière

Dans les traditions maasaï la notion de propriété foncière demeure inconnue. La terre appartient à la communauté et nul ne peut en disposer. Des croyances ancestrales, régissent son utilisation selon des rituels précis. Les appropriations pour cause de protection de la nature, création d’aires protégées, violaient gravement les coutumes et créaient des situations inextricables (Milley, 1973 ; Fouchon, 1984 ; Western, 1994 ; KWS, 1997 ; Hoffman, 2000).

Par ailleurs le développement touristique dans la région d’Amboseli a modifié la perception de la ressource foncière par la communauté d’accueil (KWS, 1997). Les activités touristiques par exemple voient des citadins individualistes venir à la campagne où l’on vit en commun 60 . En conséquence la vie individualiste des villes est transférée à la campagne qui s’agit d’un véritable combat entre deux logiques apparemment « inconciliables » : la logique des citadins (individualisme) d’autre part, et une logique de type « holiste » (des ruraux) d’autre part (cf. aussi section 14.1) (Péron, 2004 ; Kibicho, 2005f).

La croissance de la fréquentation touristique a révélé l’intérêt des populations urbaines pour la région d’Amboseli : les parcelles sont négociées aux prix de terrains à bâtir, les locations, le camping même peuvent rapporter, les propriétaires se sont brutalement vus à la tête de petites fortunes. On est passé sans transition d’une conception nourricière de la terre à un état d’esprit spéculatif ; la terre n’est plus monnayée désormais au prix de ses capacités de production, mais au prix des disponibilités des habitants de la ville et selon leurs besoins d’espace et d’air pur. Ainsi on assiste à proximité du PNA à une « rurbanisation », fruit de la recherche par les travailleurs urbains d’un habitat plus vaste et plus calme. Actuellement, la communauté locale considère ses propriétés comme un capital. Le texte suivant traduit la douleur d’un Maasaï devant le malheur de son peuple :

‘« Je dis à mon peuple, ne vends pas ta terre, cela ne te mènera nulle part. Le dollar n’a pas de but… La vente de ta terre te suffira à peine à payer deux jours de ta vie. Tu as acheté une voiture imposante, tu pensais que c’était la seule façon de jouir de la vie alors que souffrent tes enfants …les jours suivants, tu t’en iras et tu seras gardien de nuit. Ta maison sera condamnée à la misère et tes enfants seront livrés à eux-mêmes dans la brousse… » (Ficatier, 2004 : 3).’

La proximité du PNA et le label qu’il représente tendent sans doute à renforcer ce phénomène. Ainsi l’implantation d’une activité touristique y est favorisée par un transfert ou/et une vente de propriété, surtout de terrain. C’est en partie pour cette raison que la communauté maasaï veut partager les GRs dans le voisinage du PNA afin d’y développer les projets touristiques privés (Western et al., 1994 ; Karanja, 2002 ; Kibicho & Dewailly, 2004).

La création du PNA a restreint la liberté de mouvement de la communauté maasaï sans nécessairement lui donner accès aux indispensables points d’eau (cf. sections 5.2.2.1 (a), 5.2.2.3 & 10.1). Par ailleurs, la politique des parcs nationaux au Kenya, en général, est l’anti-utilisation des ressources dans ces parcs sauf pour les activités touristiques. Autrement dit, il est interdit aux communautés de voisinage des parcs nationaux d’utiliser les ressources dans ces aires protégées tandis que les ‘bêtes sauvages’ 61 peuvent sortir des frontières des parcs et en fait utiliser les ressources des terrains privés et quelquefois tuer ou blesser des hommes ou des bestiaux. Il convient de signaler que jusqu’à aujourd’hui aucune indemnité, si minime soit-elle, n’a jamais été versée à la communauté locale pour les dégâts causés par les animaux sauvages venant se nourrir dans les terrains privés ; aucune indemnisation non plus pour compenser les interdictions d’utilisation des ressources dans le parc qu’ils entretiennent. En conséquence, la communauté maasaï veut partager les GRs afin de cloturer les parcelles pour protéger les bêtes. Les questions pertinentes sont les suivantes : la subdivision attendue va-t-elle avoir des effets sur les dynamiques de population d’animaux sauvages (dans ou/et dehors du PNA) ? Si oui, lesquels et comment ? Ces effets (sur la population des animaux sauvages) vont-ils avoir des conséquences sur l’avenir du tourisme dans la région ? Si oui, lesquelles et quelles sont les solutions potentielles ?

Il faut bien insister sur le fait que ces « rapports » entre la communauté locale et les bêtes sauvages et la tension qu’ils engendrent compliquent considérablement l’efficacité de la gestion du parc. Avec cette constatation Richez (1992) souligne que la nature doit être réellement protégée avec la participation des populations locales. Toutefois il ne dit pas comment et à quel niveau elles peuvent participer à cette protection. Cela est encore un défi de cette étude.

Néanmoins on ne pourrait pas analysé le changement de la ressource foncière d’une manière exhaustive, dans le pays Maasaï, sans examinant soigneusement la réforme de GRs. En conséquence, on a consacré la sous-section suivante sur ladite politique.

Réforme des  GRs

La politique des GRs, élaborée dans les années 60 et mise en œuvre au début des années 70, est faussement respecteuse des structure communautaires maasaï (cf. section 5.2.2.3). Cette réforme fut présentée aux Maasaïs, par le gouvernement postcolonial, comme devant sauvegarder le territoire qu’ils habitent et le mode de production qu’ils pratiquent. Il suffira ici, pour résumer le façon de duplicité qui entoure la mise en œuvre autoritaire de la politique des GRs, de citer les propos péremptoires, abusifs et ‘sans fondement’ 62 tenus par quelques officiels et une poignée Maasaï, extraits de Lawrence (1966 : 102) : « les Maasaïs souhaitent désormais abandonner leur mode de vie nomade, se sédentariser et adopter une existence plus stable… ». Force est de constater que, les présupposés qui avaient présidé aux politiques coloniales sont identiques à ceux qui ont servi de fondement à la politique des GRs.

La conception qui a présidé à l’élaboration des GRs rejoint la position libérale dominante, selon laquelle la privatisation des terres est la condition sine qua non du développement du secteur pastoral traditionnel (Lawrence, 1966 ; Western & Thresher, 1973 ; Kenya, 1980 ; 1985 ; 1998 ; Kiss, 1990 ; KWS, 1990, 1994 ; 1998 ; Muthee, 1992 ; Kangwana, 1993 ; Sindiga, 1995 ; Smith, 1996 ; Reid et al., 1999 ; Karanja, 2002 ; Kibicho & Dewailly, 2004). L’objectif de la réforme est de faire progressivement coïncider les droits fonciers et les droits individuels sur le bétail. L’idéee initiale, ainsi, était de conférer aux GRs l’apperence d’un projet de développement de type résolument communautaire, c’est-à-dire, respecteux des valeurs collectives de la formation sociale maasaï traditionnelle.

Les GRs ne proposent guère de structure logique de développement qui, reposant sur une philosophie clairement exprimée, permettrait aux activités pastorales de s’épanouir normalement. Ainsi conçu, ils s’inscrivent à contrario dans la logique chaîne d’appauvrissement dont le lent processus affecte les Masaïs depuis le début du XXème siècle (cf. par exemple Péron, 2004). Le gouvernement, qualifiant leurs terres d’inoccupées et sans maître, les considèreraient alors plus comme des « ressources nationales » que comme des ressources locales et collectives ou communautaires. Cela est une excellente extension de politique coloniale. Le gouvernement colonial a tout mis en œuvre pour empêcher le développement réel du pastoralisme maasaï, faisant en sorte que les white settlers ne souffrent d’aucune concurrence.

Sans entrer dans le vif de ce sujet sensible, la création de GRs et ses politiques, les objectifs (théoriques) économiques des GRs peuvent se résumer en sept points suivants :

  • augmenter la productivité des zones de pâturages en les soumettant à l’action d’une production commerciale et en les soustrayant à celle du nomadisme des Maasaï,
  • conserver les ressources naturelles des zones pastorales en contrôlant leur exploitation,
  • appliquer des systèmes modernes de gestion des pêturages tels qu’une rotation rationnelle, dans le but de prévenir le surpâturage et de promouvoir la conservation des ressources,
  • utiliser systématiquement des moyens prophylactiques modernes tels que les bains désinfectants, les vaccinations et la mise en quarantine du bétail, afin de prévenir les épizooties,
  • garantir le prélèvement régulier de bétail pour la viande, notamment par l’introduction d’espèces plus productives,
  • accorder aux propriétaires et gérer efficacement des prêts de développement, et
  • améliorer le niveau de vie des populations par l’installation d’un certain nombre d’infrastructure.

Après ce rappel des objectifs initiaux inscrits dans le programme des GRs, il est « intéressant » de noter qu’à l’heure actuelle les GRs semblent être davantage un concept qu’une structure opérante, et s’apparentent plus à un moyen d’obtenir un titre de propriété qu’à un moyen efficace de commercialiser la production de viande ! Autrement dit, de façon impartiale, ces réformes ne sont qu’un moyen subtil de diversion, un procédé machiavélique destiné à masquer les véritables enjeux et priorités.

Notes
60.

Selon les Maasaïs, le véritable mode de vie est le partage. Pour eux, l’exercice du pouvoir par la société en vue d’assurer la conservation de son être indivisé, met en rapport l’être social avec lui-même par la médiation des mythes et des rites, donc de la religion qui assure ainsi le rapport de la société à sa Loi, c’est-à-dire à l’ensemble des normes qui règlent les rapports sociaux.

61.

Le gibier ne connaît pas les mêmes définitions de territoire que les habitants. Celles-ci sont fondées sur les limites des propriétés et les limites administratives dont se moquent les animaux. Ce fait constitue l'un des points les plus sensibles du contentieux entre la communauté locale et l'administration du PNA (cf. aussi section 13.3.1.1).

62.

Une observation fondée sur le fait qu’il n’y a pas eu une étude de faisabilité pour déterminer en amont de l’élaboration de réformes des GRs, les réelles structures sociospatialles des Maasaïs, et les véritables besoins qui en résultent (cf. par exemple Lawrence, 1966 ; Berger, 1996 ; KWS, 1997 ; Péron, 2004).