5.2.2.3 Maasaïs

Selon les traditions maasaïs (cf. annexe A4), les Maasaïs sont propriétaires de la totalité des terrains dans leur région. D’ailleurs chez les Maasaïs, le territoire appartient à tout le monde (Milley, 1973 ; Berger, 1996 ; Hofmann, 2000). Le terrain plein de bestiaux a été donné à leurs aïeux par Dieu 92 . En conséquence, les Maasaïs ont des droits non-négociables sur l’utilisation de leur terrain et sur les bestiaux. En retour, l’homme (disent les Maasaïs) a la responsabilité de protéger et de gérer la vie sauvage, la flore et la faune. Les apprentissages inhérents à ces traditions se réalisent dans un environnement familial où à chaque instant leur importance est rappelée, que ce soit par le décor domestique ou par la conversation. S’ils s’effectuent d’abord dans la participation à la conservation, ce cadre de vie vient conforter les expériences acquises par les enfants et les adolescents sur le terrain, d’abord en légitimant la pratique: elle a d’autant plus de valeur qu’elle mérite d'être ainsi proclamée dans les pièces du domicile où entrent les étrangers. Le métier ne s’apprend pas ailleurs que dans les conditions pratiques de son exercice, mais il s'apprend aussi par l’observation. On apprend le métier par tous les bouts et à tous les détours, parce qu'il est la vie. Comme celui d'un métier auprès d'un maître artisan, cet apprentissage est aussi social: il comprend l’intériorisation de valeurs et de manières de faire qui ne sont pas seulement des techniques cynégétiques, mais aussi une façon d'être en société/communauté. Cela explique pourquoi depuis toujours la communauté maasaï entretient avec la nature, notamment les bêtes sauvages, une relation harmonieuse (Hofmann, 2000). De ce fait, jusqu’à l’heure actuelle, il est difficile de trouver « un vrai Maasaï » 93 détruisant la vie sauvage à l’exception des arbres puisque le bois est utilisé pour la construction de l’habitat traditionnel (cf. annexe A4).

D’une façon assez générale, la terre n’est pas conçue ni concevable en termes de « propriété » : la terre-mère (enkop) 94 - est à toute la communauté et son usage est défini par la tradition et le droit coutumier. Elle est « sacrée » et fait quotidiennement l’objet de « sanctifications » : tout naît en son sein et finit par y retourner (Sagesse maasaï). Elle est la source de la spiritualité chez Maasaï. Autrement dit, la terre fait l’épi et l’homme : le sol produit des plantes dont se nourrissent les animaux que l’homme consomme. Selon l’histoire maasaï, Dieu a donné aux Maasaïs des vaches et de l’herbe. Sans herbe, il n’y a pas de bétail, et sans vache, il n’y a pas de Maasaïs. (La photo 59 montre le rapport étroit existant entre les Maasaïs et leurs troupeaux). Cette croyance leur permet d’entretenir une relation de symbiose avec la nature, car la terre constitue le pilier de leur communauté et de leur culture.

Photo 59
Photo 59

On doit mettre l’accent sur le fait qu’il était contraire aux lois de la nature (du point de vue des Maasaïs) de partager le terrain en petites parcelles. Cette loi était fondée sur le fait que, quand le terrain est partagé, il limite les mouvements des animaux sauvages qui au contraire ont le droit de traverser le terrain facilement et librement. Par conséquent les Maasaïs n’ont pas compris pourquoi le Gouvernement colonial a décidé « de limiter les mouvements » des bêtes sauvages par la création de la réserve nationale et du PNA.

Il convient de souligner cinq types de conflits résultant des faits évoqués ci-dessus. L’établissement du PNA:

Sans aucune considération pour ces conflits, le Gouvernement colonial a expulsé les Maasaïs hors du périmètre du parc et en même temps a rendu illégale n’importe quelle activité humaine sauf les activités touristiques dans le parc. Par ailleurs, le partage des bénéfices et des charges engendrées par le tourisme n’est pas équitable, il peut même être inexistant pour certains acteurs. Cela explique pourquoi les communautés de voisinage des aires protégées au Kenya, en général, les considèrent comme un prolongement de l’ère coloniale qui sert à leur voler les ressources et la terre sous prétexte de conservation (Olindo, 1991; Muthee, 1992; Akama et al., 1995 ; Berger, 1996 ). Les communautés ont le sentiment d’être dépossédées de leurs territoires. Cela met en danger la survie de milliers de Kenyans qui dépendent du tourisme soit directement soit indirectement.

En somme, le phénomène d’intrusion du tourisme dans des territoires communaux de la communauté maasaï a modifié profondément la complexité des rapports entre la population locale et le milieu naturel. Par exemple, avec la création du PNA et par conséquent le développement du tourisme, des usages nouveaux viennent se superposer aux usages anciens. Par ailleurs, comme dans les autres destinations touristiques, le tourisme dans la région d’Amboseli est une activité créatrice d’emplois. Cette offre d’emplois va amener les Maasaïs à faire le bilan de leur activité de pâturage, à choisir un emploi complémentaire : l’activité touristique va donc nécessairement modifier les modes d’appropriation de l’espace foncier en vigueur dans une communauté essentiellement pastorale. Mais dans quel sens ? C’est encore une des questions auxquelles cette étude permettra de répondre.

D’après toutes ces constatations, le succès touristique dans la région d’Amboseli en particulier dépend cependant directement de la maîtrise de ces problèmes dans la perspective d’un tourisme durable. Tous les acteurs touristiques devraient être invités au respect d’un juste équilibre entre le souhaitable et le réalisable – ‘Les Limites du Changement Acceptable (The Limits of Acceptable Change)’ 95 . Cette stratégie vise à promouvoir une approche commune de la planification et de l’aménagement du PNA et de son voisinage s’inscrivant dans une philosophie de gouvernance en collaboration avec la communauté locale. Ladite stratégie, souligne également la nécessité d’une collaboration continue entre les services des acteurs touristiques divers. L’approche exposée dans cette statégie pourrait servir de modèle à l’instauration du développement durable dans d’autres régions voisines des aires protégées au Kenya et ailleurs. Il faudrait surtout éviter la balkanisation de la région par une hyperspécialisation touristique d’une trop grande partie de son espace. Les patrimoines naturels et culturels devraient continuer à vivre grâce à la permanente cohabitation des visiteurs et des visités. Toutefois, on doit souligner le fait que, l’appropriation des terres, la sédentasisation des Maasaïs condamnés à perdre leurs pratiques ancestrales et la connaissance profonde de leur terre ne sont pas l’effet du seul tourisme. Mais il y contribue trop souvent (cf. par exemple Western, 1969 ; Milley, 1973 ; Sindiyo, 1992 ; Western, et al., 1994 ; Péron, 1995 ; 2004 ; Berger, 1996 ; Smith, 1996  ; Weaver, 1998 ; Reid et al., 1999 ; Hofmann, 2000; Kibicho 2004) .

Notes
92.

Les Maasaïs se considèrent comme le peuple élu du dieu qui créa la terre et les troupeaux pour eux. Lorsqu’ils razzient le bétail d’une tribu, il n’y a pas vol mais simple reprise de possession d’un bien qui leur appartenait d’origine et leur revient de droit. Peuple élu d’un dieu unique et bienveillant, lové dans les rougeoiements d’un cratère, celui du Lengai (le Dieu).

93.

cf. annexe A4 .

94.

De nos jours l’utilisation de ces terres à des fins touristiques ne tient que bien rarement compte de la sagesse indigène qui part du principe que la terre doit être traitée avec les mêmes égards que l’on a envers sa propre mère. « Qui laisse sa maison en désordre hérite le vent » (Bible, Proverbs 11 : 29) et « qui séme le vent récolte la tempête » (proverbe française).

95.

The Limits of Acceptable Change (LAC)ou Les Limites du Changement Acceptable (LCA) a été proposé par Stankey et ses collégues en 1985 (cf. section 12.5).