12.4 Cycle de vie de la destination touristique

Différentes images sont employées pour décrire les conséquences de la fréquentation touristique dans une destination. A la chimie, on emprunte celle de la saturation 147 tandis qu’en marketing on parle du ‘cycle du produit’ 148 . Mais c’est surtout en physique qu’on parle de capacité-limite 149 . Dans le but d’illustrer le fonctionnement du cycle de vie de la destination touristique nous analyserons tout d’abord la capacité-limite proposée par les physiciens.

Chez les physiciens, tout objet subit au moins une légère déformation lorsqu’il est soumis à des forces ou des moments de forces (Parisi, 2000). Les physiciens ont ainsi mis en évidence que la relation entre l’effort (le tension) et la déformation relative, par exemple lors d’un effort de traction appliqué à une barre, n’était pas linéaire (cf. figure 12.1).

Figure 12.1 : Relations entre l’effort de traction et la déformation de traction d’un matériau ductile.
Figure 12.1 : Relations entre l’effort de traction et la déformation de traction d’un matériau ductile.

Source : Parisi (2000 : 174)

La limite linéaire marque la fin du rapport de proportionnalité entre l’effort et la déformation. La limite d’élasticité marque le point au-delà duquel le matériau ne reprend plus sa forme initiale lorsque la contrainte cesse150. La limite de résistance induit qu’une déformation supplémentaire apparaît même si la contrainte est moins importante. Enfin, la limite de rupture indique le point où le matériau se brise.

Une destination touristique fonctionne de la même manière que les solides en mécanique. Les touristes (la contrainte) exerceraient leur poids (impact ou déformation) sur l’espace. Selon le modèle du cycle par Butler (1980) les phases se définissent par rapport au niveau de fréquentation touristique. Par rapport à la destination émergente, la pression de concurrence n’est pas encore considérable, les technologies sont en train de s’améliorer, la meilleure stratégie n’est pas encore définie. Les premiers entrants possèdent quelques avantages par rapport aux suivants. Par exemple, l’effet de réputation peut amener l’avantage de la différentiation, l’effet de la courte expérience amène l’avantage d’un coût bas. En entrant dans le stade de « développement », il y a beaucoup de nouvelles destinations touristiques. Une caractéristique claire de ce stade consiste en l’émergence de la concurrence grâce à laquelle certaines destinations deviennent les leaders. Les concurrences s’opposent et s’allient tout à la fois. Une bonne connaissance et compréhension des stratégies adoptées par les concurrents sont très importantes. Les stratégies générales de la destination sont :

Une destination en déclin est caractérisée par la diminution des bénéfices, des gammes de produit, des publicités et des concurrents. Quatre choix stratégiques sont proposés :

Autrement dit, pour les phases d’exploration 151 , d’implication, de développement et de consolidation, le volume absolu de fréquentation est toujours en progression, mais pas le taux de croissance : dans les deux premières périodes, le taux de croissance est en progression rapide, alors que la phase de consolidation correspond à son tassement. Le taux de croissance devient nul dans la phase de stagnation. Après cette étape, une destination touristique qui ne se renouvelle pas est condamnée à disparaître et par conséquent elle retrouve une autre fonction. Il n’y a donc pas d’irréversibilité du processus comme on peut le constater dans des destinations touristiques obsolètes ou des destinations fermées au tourisme (figure 12.2).

Figure 12.2 : Cycle de vie de la destination touristique
Figure 12.2 : Cycle de vie de la destination touristique

Source : Butler (1980 : 8).

Phases d’évolution de la région d’Amboseli selon le modèle de Butler

Bien que les entrées soient payantes et que des billets numérotés soient délivrés, le PNA n’a jamais fait l’objet d’études précises sur l’évolution de sa fréquentation. En 1952, première année de son fonctionnement, les flux avaient été estimés à 2 000 visiteurs. Pour les années 60, les responsables proposent une moyenne de 7 500 personnes par an. De 1970 à 1990, la fréquentation aurait connu une augmentation importante avec une moyenne de 55 000 touristes par an. En 2001, la fréquentation touristique estimée oscille autour de 200 000 visiteurs (Kenya, 2002). Cela correspond à une fréquentation moyenne annuelle de 512 touristes par hectare. Les taux de fréquentation touristique et le développement touristique dans la région d’Amboseli montrent une certaine conformité avec le modèle d’évolution de la destination touristique évoqué par la figure 12.2. La comparaison de deux critères permet de définir des phases correspondant globalement à celles du modèle (figure 12.3).

Figure 12.3 : Identification des phases d’évolution de la région d’Amboselia
Figure 12.3 : Identification des phases d’évolution de la région d’Amboselia

Source : Kenya (1980 ; 1985 ; 1990 ; 1998 ; 2000) ; KWS (1991 ; 1994) ; Akama (2002)

Le premier moment qui voit un infléchissement de la croissance correspond à ce que Butler appelle « phase d’implication ». Cette phase doit son nom au fait que la communauté d’accueil commence à être impliquée dans le phénomène, soit par la propriété de certains moyens d’hébergement, soit par l’emploi à la fois dans le commerce ou dans des professions liées au tourisme. La figure 12.3 montre que, la région d’Amboseli connaît une première phase de développement quantitativement longue (1974 – 1985). La population de touristes reste très faible. La capacité d’accueil ne dépasse pas les 300 lits, dans le PNA (Kenya, 1980 ; KWS, 1991). Aux mêmes dates, l’activité touristique ne concerne qu’une très faible partie des GRs (cf. figure 4.4). La majorité des touristes est concentrée dans le PNA, et ils n’en sortent que pour des visites courtes aux centres culturels maasaïs (Western et al., 1994).

La deuxième période correspond à la phase de développement, décrite comme l’explosion de la croissance de la fréquentation et de la capacité d’accueil. Le ‘taux de fonction touristique’ 152 compris entre 50 et 100 définit une destination touristique « moyenne ». Une étendue considérable est équipée pour les besoins du tourisme de safari. Enfin, aucun secteur de la région n’échappe plus à l’activité touristique, y compris les plus éloignés du PNA. Par ailleurs, la fréquentation touristique tend à devenir continue tout au long de l’année. Elle était traditionnellement importante pendant la haute saison, elle le devient aussi en hors saison.

La phase de stagnation de la région se conforme totalement au modèle. A partir de critères quantitatifs que nous venons d’analyser, on peut constater une baisse de la fréquentation en 1997 et 1998 (figure 12.3). D’après des entretiens menés auprès de divers décideurs nationaux dans le champ du tourisme kenyan les explications oscillent entre quatre types :

De tels pays sont l’Afrique du Sud, le Botswana et la Tanzanie. Le type d’attraction (essentiellement aires protégées et balnéaires), les prestations hôtelières, les conditions relatives au transport sont sensiblement identiques dans ces pays, mais ces derniers disposent d’un meilleur rapport qualité-prix (cf. aussi sections 2.2 & 2.3) (Kibicho, 2005). Par exemple, les avantages en termes de coûts, de qualité et d’accueil peuvent, en partie, expliquer le succès remporté par la Tanzanie au moment où le Kenya connaît un déclin relatif de son secteur touristique. En résumé, la théorie du cycle de vie de la destination touristique a fourni un cadre d’analyse théorique à la fois solide et cohérent pour comprendre les phases du développement touristique dans la région d’Amboseli.

Toutefois, ce modèle ne se contente pas uniquement de décrire une courbe de croissance. Il propose aussi une interprétation de la notion de population-limite ou encore de capacité de charge (cf. section 12.3). Les chercheurs n’ont pas défini le seuil de la capacité de charge touristique. En fait, le calcul de cette capacité est un problème majeur. La difficulté réside dans l’ambition de considérer simultanément des paramètres physiques et écologiques, sociaux-psychologiques et économiques et cultures à la fois (cf. Deprest, 1997). Pour montrer la complexité de cette théorie, Krippendorf a constaté qu’ « ‘en dépit des méthodes d’approche améliorées, il ne sera jamais possible de déterminer de façon objective, voire mathématique, la capacité de charge d’un site…’ » (1977 : 100).

Toutefois, ils émettent l’idée que les effets (des activités touristiques) sont proportionnels aux causes (impacts). Une telle interprétation reprend l’exemple emprunté à la physique que nous avons évoqué plus haut. Jusqu’à un certain point, l’objet reprendra sa forme initiale si l’on arrête la contrainte. En revanche, à partir d’un seuil d’élasticité, même en l’absence de contrainte, il reste déformé. Sur ce modèle physique, le cycle de Butler induit deux propositions :

D’une façon générale, il existe deux solutions pour augmenter le niveau de résistance-limite de n’importe quelle destination touristique. La plus évidente consiste en la diminution de la fréquentation. La gestion des flux touristiques est évoquée pour deux raisons : d’une part, elle est le moyen d’assurer aux touristes de meilleures conditions de visite en évitant les phénomènes de saturation, et d’autre part, elle est un moyen de mieux contrôler et donc de mieux protéger les sites contre les conséquences indésirables de l’hyperfréquentation touristique, par exemple, la pollution, les dégradations de la flore, les incendies et cætera. Si l’on souhaite conserver le niveau de la fréquentation voire l’augmenter, il faut diminuer l’impact de celle-ci ou augmenter la résistance de la destination concernée. Par exemple, établir des cheminements stricts évite que les promeneurs pratiquent de nouvelles trouées intempestives dans la végétation ; la création de sites connexes et la dispersion relative qui en résulte permet d’alléger la pression sur le site principal par l’étalement de la fréquentation dans l’espace et dans le temps (cf. figure 12.4 ci-après).

Figure 12.4 : Types de gestion des flux dans les destinations touristiques
Figure 12.4 : Types de gestion des flux dans les destinations touristiques

Source : D’après Deprest (1997 : 55) (Légèrement modifié).

Une alternative au cycle de vie d’une destination touristique de Butler peut être dérivée de la théorie de la sélection naturelle comme un modèle de l’évolution des produits dans une économie de marché libre. Il y a des similitudes entre les concepts de base de ladite théorie par Darwin et le développement touristique. Un organisme individuel dans la théorie de l’évolution est analogue à une destination touristique. Le concept de ‘variation’ de l’espèce est analogue aux différences entre des destinations touristiques, celui de ‘surpeuplement’ au grand choix et à l’explosion énorme de destinations alternatives. Les termes de ‘luttes pour l’existence’ et la ‘sélection naturelle’ décrivent très bien le marché du tourisme dans lequel quelques destinations seulement réussissent. La pléthore de destinations touristiques (surcapacité) aboutit à la concurrence au sein de l’espèce (touristes). Dans cette concurrence, les plus adaptées à ‘l’environnement’ (le marché) ont la chance de réussir (survie et croissance). Pour le dire autrement, c’est le marché et plus précisément les règles de fonctionnement de ce marché qui vont aider les destinations individuelles à effectuer ces choix de manière optimale. Les leçons importantes de cette analogie entre la théorie de la sélection naturelle et ‘l’évolution des destinations touristiques’ sont dans des stratégies de survie proposées par les biologistes:

« ‘Quand il y a une forte concurrence, une spécialisation d’espèce joue un rôle important’ » (Mayr, 1964 : 29). Cette spécialisation est une démarche essentielle pour une destination touristique ;

Dans notre modèle physique, la capacité de charge apparaît donc comme une discontinuité qui engendre une inversion : trop de touristes implique un trop fort impact et donc une crise de régulation qui nous amène au concept de Limites du Changement Acceptable (LCA), traduction littérale de l’anglais Limits of Acceptable Change (LAC).

Notes
147.

Etat d’un liquide qui ne peut dissoudre une quantité supplémentaire de solide (cf. par exemple Parisi, 2000).

148.

Le cycle de vie du produit est l’ensemble des opérations auxquelles un produit est soumis, de son ébauche à sa destruction après acquisition et usage. Du point de vue commercial, entre sa fabrication et son achèvement, c’est-à-dire, les phases de lancement, d’exploitation, puis d’obsolescence.

149.

Resistance des matériaux (cf. Parisi, 2000).

150.

Le changement de forme est définitif et l’objet peut se briser si on augmente la contrainte.

151.

La phase d’exploration est caractérisée par un nombre de touristes à l’âme d’explorateur, peu d’infrastructures touristiques, des attractions liées à la nature ou la culture de la population locale.

152.

T(f)=Nx100/P, où T(f) : taux de fonction touristique, N : nombre de lits et P : population permanente.

153.

Une période de naissance de political plularity marquée par des confrontations mortelles entre les forces de l’ordre et les manifestants.