14.2 Tourisme communautaire

Aujourd'hui, la durabilité exige une participation active de tous les acteurs et surtout de ceux qui ont été traditionnellement sous-représentés. Dans le passé, les femmes et les ethnies minoritaires ont eu peu de voix dans le domaine politique dans les pays en voie de développement et en particulier dans la région d'Amboseli. Leur travail a été relégué à la périphérie économique. Quand ces acteurs n’ont pas l’opportunité de participer à la prise de décision, leur travail pourtant essentiel est progressivement marginalisé à chaque nouveau règlement (Sharpley & Tefler, 2002). Des femmes et d'autres groupes minoritaires doivent avoir une voix plus forte dans le processus décisionnel dans une perspective de durabilité. Ils sont une part importante de la communauté qui est affectée directement et/ou indirectement par le développement touristique.

Les sociétés d’affaires, les agences publiques, les ONGs et les locaux sont des acteurs interdépendants dans une arène multidimensionnelle où aucun individu ou groupe ne peut résoudre des problèmes touristiques en agissant seul (cf. chapitre V) (Getz, 1993). En plus desdits groupes, la participation des acteurs doit également inclure des instances décisionnelles inférieures. La plupart des initiatives de développement au Kenya, et dans d’autres pays du Sud, proviennent ainsi que leur mise en œuvre du niveau national, ce qui a souvent abouti à des projets non appropriés aux conditions locales (Murphy, 1985). Ainsi, la participation des districts et des municipalités est essentielle, parce que le développement durable exige une connaissance administrative locale qui manque souvent dans de grandes métropoles aux leaders moins informés des conditions locales (Murphy, 1985; Runte, 1987; Wood, 1992; Getz, 1993; Sharpley & Tefler, 2002). L’inclusion d’un éventail d’acteurs dans des processus politiques aidera à établir un objectif commun favorable au développement de formes de tourisme durables (Getz, 1993; Jurowski, et al., 1995; Jurowski, et al., 1997).

La création des GRs dans la région d’Amboseli était une étape dans cette direction (cf. section 3.4.1). Au début des années 90, l’approche du GRs en ce qui concerne la conservation de l’environnement en général a changé considérablement grâce à l’élection de nouveaux membres dans les comités de gestion. Les membres des comités élus étaient plus jeunes, avec un niveau scolaire relativement élevé et ils cherchaient à servir leur communauté plutôt que leurs propres intérêts (Smith, 1996; Watts, 1996). Une des premières décisions prises par le comité de GR de Kimana, était l’instauration d’une aire d’environ 45 kilomètres carrés à l’intérieur de leur ranch comme sanctuaire de faune – Kimana Wildlife Sanctuary (cf. figure 14.1). Le sanctuaire qui se trouve environ à 35 kilomètres au nord-est de l’extrémité nord-est du PNA (figures 4.3 & 14.1), est le refuge d’une flore et d’une faune abondantes (Kibicho & Dewailly, 2004). Selon le Président de ce GR, cependant, la création de ce sanctuaire n’était pas sans problèmes. La communauté locale ne pourrait pas comprendre pourquoi ils devraient se voir refuser l’accès à leurs propres terres de pâturage pour que les animaux sauvages puissent l’utiliser comme une zone de multiplication et d’alimentation. Quand ils furent informés qu’aucun manyatta ne devait être autorisé dans le sanctuaire et que le bétail ne pourrait y pénétrer que dans des conditions climatiques extrêmes et vitales, des habitants ont pensé avec désespoir qu’il se produisait la même chose que lorsqu’Amboseli a été déclaré parc national (cf. section 5.2.2.1(b)).

Le GR d’Eselengei, à 55 kilomètres au nord du parc, a également instauré un sanctuaire d’approximativement 90 kilomètres carrés – Eselengei Conservancy (cf. figure 14.1). Cette aire est à l’état naturel et elle est dotée d’une grande variété de flore et de faune. Les autres GRs ont aussi vu la valeur de leurs ressources naturelles et ils veulent également créer des aires semblables de conservation de la faune. Avec le changement d’attitude des habitants locaux, il n’est pas illusoire de prévoir qu’à l'avenir,

‘« ... les hommes âgés (des Maasaï) ne sortiront plus le matins pour compter leur bétail, mais ils entreront dans les buissons désireux pour compter leurs éléphants et s’assurer que leurs lions soient en bonne santé. Les parcelles (de terre) fournissent actuellement des récoltes et des revenus médiocres à leurs propriétaires, malgré un travail acharné. Ils se rendent donc compte qu’ils vaut mieux les consacrer à la faune dont le profit sera plus intéressant » (Smith, 1996:21). ’

Ils se rendent compte que la faune est une ressource naturelle non seulement auto-suffisante mais également auto-régénératrice. Ils ont commencé à voir que c’est la seule utilisation possible convenant au sol desséché autour du PNA. Pour reprendre les termes de Smith (1996:24), « …‘le pétrole a fait du continent arabe la région la plus riche du monde... Cependant, chaque litre de pétrole qui est enlevé à la terre peut ne jamais être remplacé alors que la faune s’auto-régénère’ ». La flore et la faune sont infiniment plus valables en termes économiques pour une aire semi-aride comme la région d’Amboseli (cf. aussi section 0.0). Il faut permettre aux animaux sauvages de se multiplier naturellement, et les gens/citadins/touristes viendront des extrémités du globe pour passer un jour ou deux à les observer dans la savane de la région.

Les Maasaïs ont vécu dans la région d’Amboseli pendant de nombreuses générations sans voir aucune raison d’exterminer les animaux sauvages dans leur aire. Au contraire, la flore et la faune ont été préservées pour leur beauté et pour que les générations les futures puissent les apprécier. A l’heure actuelle, si la communauté locale doit tirer bénéfice de la faune, elle lui fera de nouveau bon accueil dans ses GRs. Les éléphants commenceront à passer du temps en dehors du PNA et la diversité des bêtes dans la région en sera accrue, ce qui profitera à l’écosystème tout entier. Plus de variétés d’animaux attirent plus de touristes et plus de touristes génèrent plus de revenus et des opportunités d’emploi pour les résidents locaux (Smith, 1996 ; Watts, 1996 ; Karanja, 2002).

On remarque la volonté affirmée d’améliorer la complémentarité entre le PNA et les GRs environnants, en favorisant les activités économiques artisanales ou commerciales ainsi que l’accueil touristique libéralisé. Tout cela devrait favoriser la mise en place, entre co-gestionnaires du PNA, d’une politique commune cohérente. Cette politique de coopération devrait s’entendre dans le sous-système régional, mais devrait aussi renforcer la cohésion du système national et international (cf. sections 5.2.3 & 5.2.4). Le PNA offre donc des opportunités de partenariats pour se positionner dans le nouveau système complexe des acteurs du développement.

Ceci, alors que les pays africains semblent dépassés par le haut et par le bas, et que se produit d’autre part le démantèlement d’administrations hégémoniques et la décentralisation, tous deux imposés par les bailleurs de fonds de l’aide bilatérale ou multilatérale. Dans ce contexte, les aires protégées, conçues comme un mode de gestion des marges territoriales à différentes échelles, restent paradoxalement un domaine de prédilection de l’intervention du gouvernement, pour peu qu’il s’approprie les prescriptions internationales de participation des « communautés locales » et de la durabilité du développement.

La réalité de la conservation de l’environnement dans les aires protégées dépend d’un ensemble de facteurs dont certains sont conjoncturels et d’autres structurels. Le Gouvernement est en principe le garant de l’effectivité d’une conservation décidée, celle-ci dépendra donc des moyens dont il dispose et de sa volonté de faire appliquer par la force ou grâce au partenariat des mesures a priori contraignantes. Un financement insuffisant et des ressources humaines mal formées pour ces activités au Kenya, par exemple, sont propices à la non-effectivité des formes de gestion étatique de l’espace que sont les aires protégées ou de leur changement de fonction. Situation qui peut être de plus ou moins longue durée et produire d’éventuels phénomènes d’irréversibilité si la pression sur certaines espèces menacées atteignait un point de non retour.

Les aires protégées kenyanes sont généralement « implantées » sur des espaces quasi vidés d’hommes (cf. section 5.2.2.1 (b)). A la périphérie de ces zones protégées se pose la question de la cohabitation d’une logique conservationniste qui trouve son sens à l’échelle (inter)nationale, et d’une logique développementaliste qui implique l’exploitation locale des ressources conservées. Bien sûr, cette question n’est pas nouvelle. Pourtant, après l’indépendance du pays, la question se pose en termes non plus de compensations et d’aménagements, mais en termes d’association à la gestion comme garantie de la pérennité du processus de conservation – Community-based Resource Management (cf. Kibicho, 2004). Cette stratégie est liée à la prise en compte politique et économique des thèmes de la durabilité des processus de développement et des droits des communautés locales (KWS, 1991 ; 1997 ; Wood, 1992 ; Weaver, 1998 ; Kibicho, 2004). Par conséquent, le concept de développement local est devenu durable et participatif 161 . Du point de vue général, les pratiques contemporaines effectives d’association de la communauté locale au projet de conservation reposent en fait sur différentes politiques plus ou moins radicales et innovantes :

L’approche participationniste toutefois ne va pas sans difficultés. Le problème principal procéde d’une vision simpliste et idéalisée de la « communauté » considérée comme partenaire légitime d’une politique de gestion. Une communauté est souvent considérée comme une structure sociale homogène partageant des normes communes et consensuelles et constituant une petite unité spatiale (Wood, 1992 ; Kibicho, 2004). Sont ainsi ignorées les contradictions internes, les conflits d’intérêts et les imbrications socio-spatiales de différents « segments » dans la même communauté. En outre, la question des patrimonialisations multiples que ces politiques impliquent est génératrice de conflits d’usage et de représentation à tous les échelons y compris celui des acteurs locaux (Reid et al., 1998 ; Violier,1999). Dans la région d’Amboseli, on voit comment les acteurs locaux susceptibles de capter la nouvelle rente environnementale, sous sa forme touristique, seront d’ardents défenseurs d’une approche conservationniste éventuellement contestée par leurs voisins éleveurs – les Maasaïs.

L’expérience participationniste qui n’idéalise pas la communauté locale en niant sa complexité et ses contradictions socio-spatiales locales, cependant, a aussi la tendance à se développer. D’une part, un certain nombre de projets envisagent de s’appuyer sur un groupe et examinent la possibilité de la compatibilité de cette activité avec d’autres. Citons l’exemple original du projet d’Eselengei Community Wildlife Project. Ce projet a organisé l’exploitation touristique des ressources naturelles sans instituer « d’aire protégée », mais en formant des guides patentés et en instaurant des règles pour assurer la pérennité et la liberté relative du troupeau et pour rendre l’exploitation de sa présence sur un terroir acceptable et compatible avec les activités de conservation. D’un autre côté, un certain nombre de projets prennent acte de la pluralité des usages et des usagers potentiels d’une aire protégée et cherchent à créer une instance de gestion et d’arbitrage pour l’usage et la conservation de la ressource. Le Mwaluganje Wildlife Santuary va dans ce sens, la création d’un comité associant les représentants des différentes communautés locales pour définir les modalités de gestion (Kibicho & Dewailly, 2004).

L’existence et le maintien des projets du tourisme communautaire doivent satisfaire à deux exigences contradictoires : une logique économique implacable commande que la région d’Amboseli maintienne sa compétitivité (inter)nationale, en développant son économie, abaissant son ‘taux de chômage 162 ’ et offrant des conditions environmentales tentantes. En même temps, et à l’inverse, la qualité de l’environnement et de la vie induite par la présence du PNA, est un facteur de développement économique. On peut donc constater que le concept de tourisme communautaire est un concept évolutif dans son contenu, son extension et les politiques qu’on y applique. Pourtant, sa justification reste fondamentalement ancrée dans la conviction que la sauvegarde de l’environnement est une contribution décisive à un développement économique à long terme et à une véritable qualité de vie pour des acteurs locaux (Murphy, 1983 ; Dewailly, 1995 ; Weaver, 1998 ; Holden, 2000).

La vision simpliste de la communauté locale n’est cependant pas seulement naïve, elle permet aux opérateurs de la conservation, agences (inter)nationales, gouvernements et organisations non-gouvernementales d’isoler et d’atomiser les acteurs locaux. Réduite à un village et représentée par un « chef local », la « communauté » partenaire peut ainsi être assimilée à toute la région dans le cadre du « développement participatif » du projet conservationniste en étant donc en quelque sorte captive d’un projet d’ensemble qui lui est imposé. En qui concerne la relation chef local-communauté locale, si l’on peut dire que le déséquilibre du rapport de force est accentué par le fait que le représentant (chef) est en réalité autant un homme du « centre » que le porte-parole de la « périphérie ». Il est clairement avant tout concerné de ses intérêts propres, en tant que politicien qui extrait les ressources économiques de son pouvoir – pour une analyse politique détaillé, on se reportera à la Seconde Partie.

Tableau 14.1: Caractéristiques des projets de tourisme communautaire
Tableau 14.1: Caractéristiques des projets de tourisme communautaire

Employant les critères proposés dans le tableau 14.1 un projet communautaire de tourisme dépasse nettement un souci environnemental, pour inclure des considérations économiques et socioculturelles. Si les dimensions physiques et culturelles de l’environnement y sont intégrées, et si le tourisme est développé avec les caractéristiques montrées dans le tableau 14.1, le concept de tourisme communautaire peut alors être considéré comme synonyme de développement durable du tourisme.

Notes
161.

Non sans hypocrisie, l’évolution vers la conservation participative peut être présentée comme ayant toujours été partie intégrante du projet de conservation dans les pays en voie de développement.

162.

Taux de chômage au Kenya (en général) reste toujours contestables – plus au moins 35% !