INTRODUCTION

« Tempête dans un bénitier ! ». Le titre de cette chanson de Georges Brassens illustre à merveille la situation dans laquelle se trouve l’Eglise catholique. Le regroupement paroissial que connaît l’ensemble des diocèses induit un remodelage sans précédent dans son organisation territoriale. Mais au-delà de la production de nouveaux territoires institutionnels, ce bouleversement conduit à repenser la proximité qu’entretenait l’institution avec les populations locales et des territoires pensés immuables.

Jusqu’à un passé récent, la paroisse était conjointement une communauté de pratiquants et un territoire organisés autour d’une église et d’un curé, structurés dans des rapports de proximité. Si les anciennes paroisses ont perduré d’un point de vue institutionnel et territorial, leur dimension communautaire s’est en revanche effritée et transformée. Le regroupement paroissial n’a ainsi fait qu’accélérer le mouvement profond de redéfinition des rapports entre l’Eglise et les sociétés locales. A l’instar de n’importe quel autre institution, ces changements interrogent la nature du lien d’attachement territorial auquel se substitue, semble-t-il, une appartenance communautaire. Ce processus s’inscrit dans le contexte de recomposition urbaine. De nombreux travaux ont souligné le renouvellement de la ville en la présentant tour à tour comme émergent, diffuse ou éclatée, à la carte ou en réseau, voire dissociée. Tous ces qualificatifs, en références aux transformations physiques de la ville et de ses pratiques, insistent sur les conséquences de la mobilité des biens et des personnes sur la structuration de l’urbain 1 .

Aujourd’hui, être urbain ne signifie plus forcement habiter en ville. L’opposition classique avec le rural n’a plus court. Etre urbain, c’est être en relation avec la ville pour diverses activités. Intermittentes et discontinues, ces relations fondent un nouveau type de comportements : une multi appartenance territoriale et une multi fréquentation d’espaces. Cette mise en mouvement de la géographie des villes a modifié les liens de proximité spatiale, donc sociale, unissant les sociétés locales et les institutions à des territoires facilement identifiables. L’être urbain est devenu Metapolitain 2  : son rapport à la ville est de l’ordre de l’usage. A cette nouvelle configuration correspond la complexification des statuts sociaux et le développement de pratiques sociales régies par la diversité et l’individualisme. Redistribution des populations, transformations des systèmes et de modes de dispense des prestations, ces recompositions ont induit de nouvelles demandes pour l’organisation territoriale des services.

L’hypothèse de notre travail se fondait sur le passage d’une organisation des services, jusqu’alors dense et maillée à une plus espacée, autour d’équipements polarisés ou disséminés. Ainsi, les entités territoriales se retrouvent mises en cause dans leur pertinence. S’ensuit, comme un effet de dominos, une réorganisation fonctionnelle des services mais surtout une interrogation substantielle sur l’essence même et la forme des prestations rendues 3 .L’étude de la remise en question de la territorialité des paroisses sur le diocèse de Saint Etienne, s’apparente à un exercice sur l’adaptation d’un service à la recomposition des territoires. Cette assimilation peut surprendre mais nous ne nous inscrivons pas dans une étude théologique et nous n’abordons la dimension sociologique de la religion que par le prisme de la géographie. Ainsi, vidée de ces contenus, elle n’est qu’une institution prestataire de services que des populations sollicite et qui se structure spatialement pour répondre à cette demande.

Le dispositif ancestral de l’Eglise, caractérisé par une organisation très hiérarchisée et des éléments d’auto organisation communautaires, favorisait un maillage territorial très fin et une proximité physique des modes d’actions. Ce modèle est remis en question par toute une série de processus : la diminution du nombre de prêtres qui pose le problème de la pérennité de la desserte des paroisses ; le redéploiement démographique vers des espaces périurbains le plus souvent moins équipés alors que les quartiers centraux, en perte d’habitants, sont suréquipés en locaux, voire en prêtres. A ces deux processus, s’ajoutent ceux de l’évolution sociologique et des comportements de la clientèle de l’Eglise : une diminution de la pratique religieuse, l’abandon d’un modèle de réception passive des services à un modèle de co- production et de réception active et la complexification et pluralisation de la demande. Cette dernière constatation mérite que l’on s’y attarde. La mobilité et la volatilité sans cesse croissantes de certains pratiquants ont fragilisé les fréquentations de proximité des paroisses. Par manque de mobilité, par réflexe identitaire ou communautaire, d’autres demeurent attachés à la paroisse symboliquement, à travers le clocher et la communauté souvent assimilée au village ou au quartier. Certains pratiquants « zappent » d’une paroisse à une autre selon des choix ou des préférences ; d’autres encore optent pour des fréquentations intermittentes, des pratiques individuelles. Enfin, il y a ceux qui privilégient des lieux et des réseaux affinitaires qui échappent aux territoires paroissiaux de proximité mais qui esquissent d’autres types d’organisation communautaire.

L’essentiel de la recomposition des territoires paroissiaux se traduit par la création de paroisses nouvelles, agglomération d’anciennes et à la charge d’un curé, épaulé, dans le meilleur des cas par plusieurs prêtres. Cette réorganisation n’est pas un simple ajustement fonctionnel. Elle nécessite l’appréhension de la modification de la nature des demandes et de l’affaiblissement des relations de proximité. Elle s’inscrit aussi dans les problématiques classiques des services locaux en posant la question de la taille et des périmètres pour les paroisses nouvelles. Les regroupements doivent illustrer le meilleur ajustement entre périmètres institutionnels et logiques fonctionnelles et identitaires. On retrouve donc une sémantique connue, des paramètres rencontrés dans les réflexions sur l’intercommunalité ou dans tout autre réagencement spatial de service : démographie, bassin de vie, accessibilité évaluée en fonction de la distance (le plus souvent temporelle). Ainsi, se mettent en place plusieurs modèles de « paroisses nouvelles », relevant chacun d’une conception différente : un modèle centralisé avec un unique lieu de culte (fusion). Un modèle avec paroisses relais (fédération). Et un modèle où chaque ancienne paroisse est desservie selon un système tournant (proche fédération). Contrairement aux modes de gouvernance publics, l’Eglise efface les anciennes structures, les anciens territoires, inadaptés à ses nouvelles formes d’action et à ses moyens.

Les enjeux de la recomposition territoriale sont multiples. Les solutions adoptées peuvent contribuer à augmenter l’érosion de la pratique régulière, en distendant les liens de proximité, en mécontentant les populations moins mobiles ou en réduisant l’offre d’offices. Elles peuvent induire une modification des pratiques, une sélection des pratiquants, favoriser les choix affinitaires ou encore les pratiques dites « à la carte » en fonction des profils des paroisses nouvelles, des charismes des prêtres ou des populations rattachées. Certaines de ces conclusions se retrouvent dans les enjeux de la réorganisation de n’importe quel service.

Par-dessus tout, ce qui est remis en question par ces bouleversements, c’est l’entité communauté locale, où se regroupaient en un même lieu l’ensemble des classes sociales, l’ensemble des comportements. Dès lors, un dilemme apparaît : comment concilier nécessité d’adaptation à une modernité et continuité d’une présence locale à travers des héritages patrimoniaux et culturels? Le passage d’un modèle traditionnel de la proximité identité à une nouvelle territorialisation conduit à effacer la conception territoriale au profit d’une dimension communautaire moins enracinée dans le local. Les anciennes communautés adopteront-elles le modèle proposé ou opteront-elles pour d’autres configurations, en réseaux ? Cette interrogation introduit la notion de réseau. La place de celui ci dans l’Eglise n’est pas une problématique nouvelle. Depuis longtemps, mouvements d’Eglise (scouts, aumôneries, JOC…), ou d’inspirations individuelles (Renouveau charismatique, Emmanuel…) sont organisés à d’autres échelles que celles de la paroisse. Mais c’est l’évolution croissante vers des formes d’activités déconnectées de la paroisse classique qui inquiètent. On peut se demander si les paroisses nouvelles vont réussir à capter et canaliser ces expressions anciennes de la foi et les nouvelles qui émergent. Quoi qu’il en soit, nous sommes les témoins de la mise en place de modèles paroissiaux et communautaires pluriels 4 . La vision prospective de l’évolution du clergé montre une concentration plus accusée. Une telle évolution posera de multiples questions, dont la plupart sont à l’œuvre dans la paroisse nouvelle. Elles concernent les rapports clercs laïcs et la nature des services rendus: les services sont-ils tous de même nature ? Doivent-ils être assurés avec les mêmes logiques territoriales et temporelles ? Le clergé pourra-t-il assurer seul les services que lui assigne le dogme ? La diminution des effectifs du clergé conduit nécessairement vers l’extension du rôle des laïcs et se fait l’écho de l’émergence de nouveaux comportements plus participatifs de la part des populations qui voient leur activité religieuse par la délégation et l’engagement. Or, la paroisse nouvelle est construite par et autour de la présence du prêtre. L’importance grandissante des laïcs et la nécessité de maintenir une présence de proximité ont favorisé le modèle de fédération avec l’existence de relais qui continuent d’assurer certains services. Naturellement deux interrogations cruciales émergent : comment maintenir un service équivalent sur un territoire plus grand avec moins de prêtres ? Quelles activités maintenir dans les relais et qui doit les assurer ?

L’étude de l’adaptation de l’Eglise catholique à la recomposition des territoires sur le diocèse de Saint Etienne se devait d’apporter des éléments pour étayer ces hypothèses et répondre aux interrogations soulevées. Mais le terrain ne doit servir uniquement à valider des conclusions constatées et analysées ailleurs. Il doit faire émerger localement, comment est conciliée la nécessité d’adaptation à une modernité avec la continuité d’une présence locale à travers des héritages patrimoniaux et culturels.

Il est indéniable que nous assistons à une diminution de la pratique religieuse, à une mobilité et volatilité accrues des pratiquants et à une appartenance à des réseaux affinitaires plus qu’à une fréquentation de proximité. Mais certains phénomènes observés amènent à adopter un autre point de vue : la demande rituelle est forte (baptêmes et mariages). L’individualisation du croire est une nouvelle forme d’adhésion et de pratique car elle n’est plus indissociable d’un engagement communautaire. L’aspiration est la marque d’appartenance actuelle, multiple et dépendant des choix valorisés, afin de se doter d’autant de lieux, de potentialités d’exprimer son individualité. L’attachement communautaire s’en trouve remis en question. Auparavant, les comportements sociaux se retrouvaient dans les comportements religieux. Les liens de la vie commune étaient à l’œuvre dans la paroisse et elle contribuait, en retour à l’intégration dans la vie collective. A l’expérience de l’espace éclaté, correspond aussi celle d’un temps disloqué. L’appartenance aux lieux est vécue comme une stratégie où ces mêmes lieux ne sont que les points d’un vaste réseau. L’identification individuelle et collective passe par des relations électives, des groupes d’élection, bien plus que par l’appartenance à un lieu ou une communauté. Enfin, la mobilité est intériorisée. Les goûts, les relations, les croyances sont mobiles.

L’homme se trouve coincé entre deux conceptions du temps, deux conceptions du territoire : cyclique, tout d’abord, rythmée par le travail, les congés, le temps scolaire avec une cohorte de nouveaux rites qui marquent ces temps : promotions, séminaires, fête de fin d’année, départs en vacances…. Ils succèdent à ceux du temps cyclique religieux qui rythmait la vie. Vidé de tout élément mystique, le temps cyclique tourne sur lui-même et amène une certaine morosité. Linéaire ensuite. Elle est caractérisée par la fuite en avant et l’impossibilité de rattraper le temps perdu. Le temps linéaire appelle à l’efficacité, les territoires vécus et produits relèvent de la même logique. Sa stabilité et sa structuration proviennent des temps forts, qui sont comme autant des marqueurs d’étapes à franchir. En conséquence, nous sommes bien devant un passage mais celui d’une religion du temps ordinaire à une des temps forts qui ne constitue pas seulement un changement des rythmes de la sociabilité. L’enracinement local se trouve ponctuel, la dimension communautaire aussi. Il n’y a pas opposition de ces deux modèles mais une sorte de va et vient régulier suivant les souhaits et les stratégies développés par les populations locales. Cela suscite de nombreuses nouvelles interrogations, dont certaines peuvent recouper néanmoins celles que nous posions au début de cette introduction : quelle place accorder au territoire dans le processus de recomposition ? Comment articuler les nouvelles dimensions de temps et d’espace ? De quelles manières conjuguer une pastorale ciblée, fonctionnelle avec une de communauté de vie, partiellement mobilisée ?

L’hypothèse de départ, le passage d’une organisation des services, jusqu’alors dense et maillée à une plus espacée, autour d’équipements polarisés ou disséminés, mérite d’être rectifiée. Cette thèse défendra l’idée que la recomposition paroissiale telle qu’elle est conduite à Saint Etienne est un compromis. La paroisse nouvelle conserve la charge symbolique de l’ancienne structure dans la mémoire collective par le maintien d’espaces de rencontres, de proximité. C’est aussi la mise en réseau des moyens et des outils adéquats pour accompagner des pratiques et des comportements diversifiés et dispersés dans des territoires plus vastes. Inscrites dans le registre de l’individualisation des pratiques de la sociabilité religieuse, les structures territoriales autrefois produites par l’institution et imposées aux populations sont aujourd’hui co-produites et co-validées.

Cette approche nécessite tout d’abord de mettre en lumière les visibilités affichées par la paroisse et les rapports entre territoires et communautés dans l’histoire. Cette analyse chronologique et géographique permettra de replacer la réorganisation actuelle dans le cadre général des mutations que connaissent nos sociétés, de comportements et de rapports à l’espace. Ce travail complémentaire permettra de cerner la place qui est accordée au territoire dans le processus de recomposition. Dans un second temps, nous suivrons plusieurs pistes afin d’étayer notre thèse, en cernant ce qui fait la particularité des recompositions paroissiales conduites à Saint Etienne. Elle est pluri dimensionnelle : rapports entre l’Eglise et la société locale, modalités de recompositions, comportements religieux des populations et vie des paroisses nouvelles. Enfin, dans un exercice de synthétisation, nous identifierons les caractéristiques majeures de l’adaptation des services à la recomposition des territoires. Nous modéliserons les comportements afin de dégager une figure claire, produisant les territoires de la religiosité moderne. Cette troisième partie permettra aussi de répondre aux interrogations qui nous auront accompagné tout au long de cette étude et engagé à défendre notre thèse. Nous sommes effectivement face à un passage. Celui d’une religion du temps ordinaire à une des temps forts où l’enracinement local se trouve ponctuel comme la dimension communautaire. Toutefois, on peut légitimement se demander si ces deux modèles, que tout pousse à penser en opposition ne seraient-ils pas complémentaires, suivant les souhaits et les stratégies développées par les populations locales ?

Notes
1.

Notamment : ASCHER F, 199, « Métapolis ou l’avenir des villes » Paris, odile Jacob ; CHALAS Y DUBOIS-TAINE G (dir) 1997 « La ville émergente » La Tour d’Aigues, Ed de l’Aube ; CHALAS Y, 2000 « L’invention de la ville », Paris, Economica ; MAY N, VELTZ P, LANDRIEU J & SPECTOR T, 1998 «La ville éclatée » l’aube, Paris

2.

Néologisme de François ASCHER, employé pour décrire l’urbain actuel dans son ouvrage Métapolis ou l’avenir des villes.

3.

Se reporter au travail sur le cas des services d’incendie et de secours : PADIOLEAU JG 2002. « Le réformisme pervers : le cas des sapeurs pompiers » PUF. Paris. L’auteur y met en avant les principes d’efficience, d’efficacité et d’économie qui régissent le fonctionnement des services aux populations aujourd’hui.

4.

Les ouvrages sont légions. Nous citerons : BERTRAND JR – MULLER C (dir) 1999 « Religions et Territoires » Paris, l’Harmattan ; DELTEIL G & KELLER P. 1995. « L’Eglise disséminée » CERF. Paris ; MERCATOR P. 1997. « La fin des paroisses ? Recompositions des communautés, aménagements des espaces ». Desclée de Brower. Paris.