Ces réflexions peuvent diagnostiquer une perte : perte d’emprise de la religion sur la vie sociale, perte d’influence sur les individus. Un constat de recul et de déclin. Un postulat d’extinction progressive du fait religieux. Toutefois, une telle interprétation, unilatérale de faits, ne saurait rendre compte de la complexité du phénomène. La sécularisation opère une profonde mutation du champ religieux, conjointement par indétermination de ses frontières, devenues floues et poreuses et par la production de nouvelles figures : une dissémination.
La modernité génère une pluralisation poussée à l’extrême des messages de salut et des modalités du croire. La gamme des offres religieuses est inépuisable et concurrentielle. De l’ésotérisme au New Age, de la retraite monastique aux traditions orientales. Le recul global du religieux dans la vie sociale s’accompagne d’une prolifération de ses modes d’expression. Quelle fonction subjective l’expérience religieuse conserve-t-elle ou prend-elle quand sa fonction sociale s’efface ? « Est-elle susceptible de fournir l’ancrage solide d’une croyance partagée et socialement instituée ? Ne porte-t-elle pas une pulvérisation des restes de la plus longue préoccupation des hommes en une multitude anarchique et mobile de religiosités privées, elles-mêmes erratiques et diffuses ? 17 ».Toutes ces croyances qui circulent dans l’éphémère aboutissent à créer une culture du relatif, du précaire, à l’instar d’une émotion qui s’évanouit si elle n’est pas rechargée de sensations nouvelles.
Contrairement à cela, l’institution agit comme pôle de référence, comme lieu symbolique du discours chrétien. Elle entretient des rites auxquels un certain nombre continue, à divers moments de leur existence d’avoir recours. L’institution n’est plus gardienne d’un dépôt de la foi mais une indicatrice de la question du sens. Or, domine aujourd’hui, une subjectivisation des contenus religieux, au gré de la recherche individuelle et de sa trajectoire singulière. En même temps que la religion devient une affaire privée, qu’elle s’individualise et pour employer un néologisme se « psychologise », la théologie – paradoxalement- devient publique. De plus en plus sollicitée par l’université, partie prenante du débat publique, médiatisée, elle échappe au contrôle et au monopole des institutions religieuses.
Cette érosion des convictions ainsi que la fin des certitudes apparaît comme une menace. Elles provoquent, entraînées par la sécularisation, un durcissement des identités, un repli sur les formulations traditionnelles, un fondamentalisme dogmatique dans certains courants religieux. L’insécurité que suscite l’ébranlement des repères alimente la poussée des intégrismes qui est aussi une des composantes paradoxales de la situation contemporaine.
La sécularisation est complexe et se comprend comme un processus de décomposition-recomposition du religieux. Il n’est ni question de déclin, ni de réveil mais de destruction par effritement des figures qualifiées de traditionnelles et de restructuration par émergence de phénomènes et comportements religieux nouveaux. Enfantées par la contradiction inhérente au développement de la modernité, ces nouvelles religiosités apparaissent contradictoires. Elles traduisent à la fois une acculturation à la modernité par leur valorisation de la subjectivité, de l’émotion, du charisme et une protestation contre cette même modernité et les frustrations qu’elle engendre.
La dispersion, la dissémination des langages et des pratiques de cette Eglise « éclatée » ne tiennent pas seulement et simplement à des évolutions internes des Eglises. Elles sont à relier à ce mouvement historique dans la longue durée que représente la sécularisation. Au travers de la complexité du phénomène, la sécularisation constitue conjointement, pour l’Eglise catholique, le contexte qui la travaille de l’intérieur et de l’extérieur, et un défi majeur, par la diffusion de l’incroyance, par l’effervescence et les dérives du religieux, et par une certaine crise de la signification elle-même.
Le plus ironique dans cette situation, c’est que l’Eglise et le christianisme en général ne sont pas étrangers à cette mutation culturelle. « Les développements religieux qui prennent leur source dans la tradition biblique peuvent être considérés comme des causes dans la formation du monde moderne sécularisé 18 ». Le principal défi auquel se heurte le christianisme est peut-être, pour une part, un effet lointain de sa prédication.
GAUCHET M, 1985 page 236 « Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion » Paris, Gallimard
BERGER P, 1971 p205 in « La religion dans la conscience moderne » Paris, Ed du Centurion