A. Migrations, errance et nomadisme : figures de la modernité ?

Les processus d’industrialisation de la production et de la massification de la consommation ont engendré ceux de l’urbanisation. Ils ont transformé les modes de vie après avoir provoqué la rupture d’habitudes séculaires et, maintenant, déplacent des populations. Cette mise en mouvement de la géographie urbaine dite traditionnelle insiste sur les effets profonds induits par la mobilité croissante des biens et des personnes -de ce que l’on appelle « la société éclatée »- sur la structuration de l’espace urbain.

L’immigration démographique, dans toutes ses dimensions, a entraîné à un brassage des cultures, des modes de vie. Ces immigrés ruraux, supra-régionaux, supranationaux ont d’autres racines et d’autres pratiques qui font prendre à ceux qui les accueillent le risque du changement, du déplacement culturel. Ces phénomènes accentuent l’errance latente d’un groupe fixé en quête d’ancien modèle, de permanence. Cependant, ne serait-il pas plus juste de dire que cela n’a fait qu’accélérer un processus de nomadisation que d’autres facteurs ont engagés, en proposant des modes de vie, d’autres valeurs ou d’autres manières de les articuler entre elles ?

Toutefois, il s’agit d’opérer un cadrage essentiel avant de poursuivre : les nomades ne sont pas des errants. Ils ont une culture propre, un imaginaire, des traditions, des règles, une culture que caractérisent la mobilité de l’existence, l’itinérance et les pluralités des possibilités. C’est la mobilité qui devient la condition d’adaptation et de participation à la vie sociale -et de plus en plus urbaine. On en arrive ainsi à la production d’un espace mobile où ce sont les groupes sociaux qui produisent et s’approprient ce même espace. Notre approche et notre « utilisation » du monde change : « Nous ne sommes plus pris dans les rails de nos communautés, de nos origines, de nos destins pré-tracés et de nos constructions de l’au-delà. Nous accédons au statut d’électrons libres, dotés pour la plupart d’entre nous de moyens de communiquer avec la terre entière et d’y être mobiles ». 20 Si cette évocation a un sens, c’est bien parce que nous assistons à la fin du régime sédentaire qui fut celui de nos sociétés, à la mise en mouvement de tous leurs membres et à l’ébranlement de leurs modèles.

La fragilité ou le manque de lisibilité des projets collectifs (le courant alter mondialiste en est un bon exemple) conforte l’idée que chacun doit mener sa vie pour son propre compte. La réalisation du projet individuel devient primordiale dans la mesure où il permet de valoriser la logique des choix et les modalités nouvelles du contrôle organisationnel. Le système d’intégration à la ville ne dépend plus des relations interpersonnelles car on peut aisément en supprimer ou en substituer un individu. On assiste désormais à la réalisation de véritables « îlots de solidarités sur fond d’individualisation dont le but est la promotion du projet individuel de chacun » 21 . La tendance est au repli sur la sphère du privé, chacun traçant son propre itinéraire dans un monde d’objets toujours disponibles, transportables et nomades eux aussi. C’est le monde de l ‘équivalence des objets, des opinions, des comportements qui sont tous mis sur le marché, à disposition de toute la société, utilisables selon la valeur d’usage et le profit que la société leur accorde.

Le principe anarchiste se trouve alors utilisé par ces personnes qui se reconnaissent sans appartenances, ne trouvent pas de références, sont sans ancrages. D’autres désirent retrouver les anciens modèles ou les habiller de neuf. Le constat semble noir mais mérite toutefois d’être nuancé. Le déracinement qui met la société en mouvement, culturellement et physiquement, n’est-il pas la condition d’une relance de l’aventure humaine ? Car comme nous l’avons montré précédemment, toute crise est un passage, d’une situation à une autre.

Notes
20.

VIARD .J (1994) page81 « La société d’archipel ou les territoires du village global ». op cité plus haut.

21.

COENEN-HUTHER (1986) « Sociologie post industrielle et formes de sociabilité urbaines ». Revue suisse de sociologie