B.Une dispersion socio spatiale.

La dissémination est aussi un phénomène social et culturel d’une très grande portée, principalement lié à l’urbanisation. Ce phénomène est si vaste et complexe, qu’il faudrait pour l’appréhender en profondeur, l’analyser sous de multiples approches en l’inscrivant dans le temps long. Ce qu’il faut souligner, c’est que l’industrialisation et l’urbanisation ont profondément bouleversé les rapports sociaux et les modes d’appartenance de l’individu à la collectivité. Le courant de « la ville émergente » 25 , par exemple, souligne la distension des liens de proximité et met en valeur l’élargissement considérable des horizons de choix, la richesse des socialisations affinitaires, choisies et flexibles des individus que traduisent les nouvelles morphologies urbaines. Le phénomène de « sécession urbaine » 26 se met en place, du fait des choix résidentiels et relationnels des populations redistribuées dans le périurbain. La mobilité accrue serait un vecteur de la construction d’espaces d’entre soi, dépassants le cadre de la ville dite traditionnelle.

Là où prévalait, dans le passé, un sentiment d’intégration au groupe social, dominent aujourd’hui la conscience aiguë des fractures sociales et l’expérience d’une dislocation de l’existence. Dans ce cadre là, la ville devient « archipel », différente pour chacun, concrète et abstraite à la fois, composée d’un nombre limité de lieux et de trajets où les espaces de transit sont réduits à des décors. Le phénomène de dispersion devient ainsi un paradigme de la vie personnelle et collective qui se développe à partir du cadre urbain vers le périurbain qui est la typologie d’occupation de l’espace la plus répandue.

Ce changement s’illustre au moyen du rapport singulier que la société entretient avec l’espace et le temps. « L’espace est du temps cristallisé et nous sommes du temps cristallisé », écrivait Anthony GIDDENS dans « La constitution de la société ». Dans la société dite traditionnelle, l’espace sert de repère et de facteur d’identification : lieu de travail, d’habitat, d’origine et de mémoire. Le lieu enracine. La socialité et la sociabilité se constituent au moyen de l’appartenance à un même lieu. L’église au centre du village unifiait l’espace autour d’une dimension symbolique qui contribuait à structurer la vie commune. Si l’espace identifie, le temps unifie car il est un facteur de cohésion social. Ce dernier devenant un repère commun.

Le temps à l’épaisseur de la durée : de la mémoire ou de la biologie, l’alternance de temps faibles et de temps forts rythme la vie collective. Par exemple, la fête – religieuse ou pas- procure au groupe, à la communauté, l’occasion de vivifier ou de refonder les liens qui le constitue. Toutefois, cette analyse est une schématisation car la société est bien plus complexe. L’urbanisation a engendré un tout autre rapport à l’espace et au temps. Dans l’urbain et le périurbain, l’espace se découpe et s’organise selon des logiques fonctionnelles et marchandes (zonage). D’un côté, cela produit une certaine homogénéisation, de l’autre une fonctionnalité poussée à l’extrême.

Un tel bouleversement est indicateur d’une profonde mutation. Le citadin n’est plus un rural déraciné. C’est un être pris dans une mutation des rapports sociaux : les liens traditionnels se défont, tandis que s’élaborent des réseaux complexes. Chacun appartient à plusieurs lieux : lieux de loisirs, de travail, de résidence. Ces mêmes lieux n’étant plus que des points formant de véritables réseaux. Le citadin vit désormais entre ces lieux, dans ces réseaux. « les individus tendent à se fabriquer leur propre ville, leur propre territoire urbain, à partir des éclats dont ils se saisissent régulièrement ou épisodiquement, au fur et à mesure de leur cycle de vie. Ils changent de territoire en modifiant leurs activités ou/et en évoluant dans leurs sociabilités » 27 . Le rapport du citadin à l’espace change car il intègre la notion de mobilité. A l’expérience d’un espace éclaté, correspond celle d’un temps disloqué. Temps des études, des rencontres, du travail, du chômage, des loisirs…. Le passage d’un temps à un autre accentue le sentiment de dispersion et de morcellement à l’instar de celui d’un lieu à un autre lieu.

La même expérience d’un temps disloqué vaut sur le plan collectif. Alors que la mesure du temps avec exactitude fait vivre toute une société dans un temps homogène, la disparité des situations, des horaires et des rythmes de vie engendre une dislocation du temps social : une sorte de décalage horaire généralisé. Vivre en ville implique une autre manière d’habiter l’espace et d’habiter le temps. Les modes d’appartenance à la collectivité sont eux aussi structurellement et profondément modifiées.

Dans la société traditionnelle, communauté sociale et communauté paroissiale vivaient plus ou moins en symbiose. Elles s’étayaient l’une de l’autre. Les liens de la vie commune se retrouvaient dans la paroisse et à son tour, celle ci contribuait à les renforcer, aidant ainsi, à sa manière, à l’intégration de la vie collective. L’office religieux représentait l’être ensemble. Dans les agglomérations urbaines, le tissu social hérité se trouve déstructuré. L’organisation sociale y est plus complexe. Chacun se trouve pris dans un faisceau de relations fonctionnelles qui structurent les échanges humains. Aussi l’identification passe-t-elle par des relations électives, et par des groupes d’élection, bien d’avantage que par l’appartenance à un lieu. La dispersion ne désigne plus ici une situation d’éparpillement géographique, mais un phénomène complexe de dislocation culturelle et sociale. Ce n’est pas seulement l’ Eglise, en tant que communauté, qui est concernée, c’est toute la vie collective et l’existence personnelle qui sont travaillées par ce mouvement de dissémination car la société n’est plus dans une situation « d’urbanisation ponctuelle, un archipel de villes dans une mer de ruralité » 28 , mais bien dans une urbanisation globale, appelée exurbanisation.

Notes
25.

DUBOIS TAINE G, CHALAS Y. (dir) 1997, « La Ville émergente ».op cité plus haut

26.

LASSAVE P & HAUMONT A (1998)« Mobilités spatiales : une question de société » l’Harmattan. Paris. 195pages

27.

ASCHER F cité dans « La ville éclatée » page 87. op cité plus haut.

28.

TOMAS F. in « La Ville et les stratégies sociaux spatiales ». Article non daté.