B. Le témoignage par les actes : une stratégie de l’enfouissement

Si les institutions et les mouvements catholiques ne peuvent plus maintenir ou rétablir l’emprise de l’Eglise sur la société, ce sera aux chrétiens d’assurer chacun où il se trouve, la diffusion du message chrétien et la défense des valeurs chrétiennes. L’Eglise et ses mouvements se font discrets. Le courant libéral, qui prône la distinction entre sphère politique ou sociale d’une part et sphère religieuse d’autre part, l’emporte. C’est ainsi que plusieurs organisations chrétiennes se déconfessionnalisent, comme la CFTC devenant en 1964, la CFDT 37 . Les mouvements d’Action catholique deviennent des lieux de réflexion et de ressourcement pour des militants engagés dans des organisations professionnelles, politiques ou associatives non confessionnelles. Les militants ne sont plus invités à afficher clairement et publiquement leurs appartenances. C’est par les actes que les chrétiens sont appelés à « témoigner » de leur foi. Leur présence et leur action dans leur milieu de vie sont inspirées par l’image, au combien évangélique du « levain dans la pâte » : ils ne sont plus visibles mais permettent à la société de se transformer dans le bon sens. Et celui-ci n’est pas nécessairement situé dans une option politique unique. Cette position entraînera chez certains adversaires de l’Eglise et parfois même de certains militants chrétiens la suspicion d’une influence occulte de l’Eglise ou de l’ascendant masqué de certains clercs.

L’envoi de prêtres dans les usines et dans les fermes est un exemple particulièrement fort de cette stratégie de l’enfouissement, comme peut l’être celui de religieux ou de religieuses qui ne se déclarent pas comme tels. Le prêtre, quittant un habit sacerdotal qui l’identifiait aux yeux de tous dans tous les lieux de son existence, ne se distingue plus des autres ouvriers. C’est justement parce qu’il quitte son habit que corporellement, il s’assimile à ceux qu’il rejoint 38 . L’Eglise, par ses prêtres ne se présente plus au dessus de mais dans la société. Il y a là d’ailleurs un paradoxe puisqu’il s’agit à la fois de ne pas être reconnu comme prêtre ou religieux, mais de faire en sorte que les raisons chrétiennes de sa présence soient reconnues par ses compagnons de travail ou d’engagement puisqu’il est bien là, en mission. Cette stratégie ne sera pas comprise par tous au sein de l’Eglise et elle sera même officiellement condamnée par le Vatican en 1954. Toutefois, le concile de Vatican II permettra qu’elle soit reconduite, sous d’autres formes. C’est ce même concile qui donne une vision positive de l’action humaine de transformation du monde sans que celle-ci soit explicitement référée à la foi ni aux valeurs chrétiennes.

Ce refus de paraître différent des autres hommes est général. Après le concile et bien après les prêtres ouvriers, les autres prêtres délaissent l’habit sacerdotal. Les recommandations répétées de Rome pour le maintien de distinctions ne sont guères entendues. Beaucoup d’ordres religieux abandonnent également le port public d’un vêtement distinctif dont ils gardent l’usage uniquement dans le chœur ou le couvent.

La discrétion est aussi de mise dans le rassemblement des chrétiens : l’office religieux ne se passe plus nécessairement dans l’église ou sur la place publique mais dans des lieux divers comme des salles de réunions, domiciles ou camps de jeunes. La célébration religieuse n’est plus convoquée par les cloches, elle réunit des groupes unis par une même sensibilité et des liens choisis. L’évêque qui vient visiter la communauté chrétienne ne vient plus, comme par le passé, en grande pompe et ne visite plus officiellement les autorités politiques locales. Quand il le fait, il n’en est pas fait la publicité.

Une « Eglise hors les murs », comme il dit souvent, c'est-à-dire en dehors des seuls lieux d’Eglise, cela veut dire aussi que les chrétiens ne sont plus tous visibles et ne se (re)connaissent d’ailleurs plus entre eux. C’est ainsi que lors de la construction d’une ville nouvelle, les autorités publiques consultèrent, comme c’était l’usage, les responsables religieux sur leurs souhaits pour la construction des édifices, ceux-ci leur répondirent qu’il n’y aurait pas, au moins dans un premier temps, de construction de bâtiments de culte. Ce choix était fait alors qu’il était devenu évident que la baisse générale des pratiques religieuses se poursuivait et que les églises construites dans la grande période d’urbanisation nouvelle des années cinquante et soixante s’étaient assez largement vidées. Mais ce refus touchait plus fondamentalement à cette volonté – l’acceptation plus ou moins résignée- de ne plus fondre symboliquement l’unité d’une collectivité dans un bâtiment religieux. L’église n’était plus au centre du village ou du quartier -Symboliquement, la visibilité d’un édifice est importante. La verticalité, jusqu’alors symbole du religieux (se rapprocher de dieu et avoir foi en lui), cédait la place au principe d’horizontalité, empruntée à la Renaissance, symbole lui de la foi en l’homme. Cette « Eglise hors les murs » se traduisit par des édifices discrets, recherchant proximité avec les populations, fusionnement avec le quartier et rééquilibrage vis-à-vis des monuments politiques, culturels ou économiques qui eux, réinvestissaient et faisaient leur, le principe de verticalité- Il n’y avait plus d’église !

Cette fusion du peuple chrétien parmi les autres hommes et la participation des chrétiens à un projet de transformation sociale qui ne se définit pas sur une base religieuse, s’accompagne d’une acceptation interne à l’Eglise du pluralisme politique des chrétiens, même si cette évolution ne s’est pas faite sans heurts en son sein. Plusieurs documents affirment clairement que l’Eglise ne prend pas le parti d’un courant politique, même si elle continue de tenter de peser sur les choix dans certains domaines. Le critère d’appréciation évangélique ne permet pas de dicter une orientation partisane précise. Cette vision politique pluraliste s’accompagne d’une théologie de l’Eglise moins juridique, plus ouverte et plus eschatologique : l’insistance ancienne sur la différence entre le dehors et le dedans de l’Eglise n’est plus de mise. L’ouverture est manifestée à l’égard des « hommes de bonne volonté ». L’appartenance à l’Eglise n’est pas définie par la filiation et par l’appartenance à une communauté de naissance mais par le choix de chacun. De même un certain pluralisme religieux est reconnu à l’intérieur même du catholicisme. Aujourd’hui, ces options ne sont pas toujours mises en cause mais depuis quelque temps, s’affirme néanmoins une volonté de rupture avec cette stratégie de la présence discrète de l’Eglise. Tout ramène à la question de la visibilité et de la place de l’Eglise dans la société !

Notes
37.

GEORGI F, 1995, « l’invention de la CFDT. 1957-1970. Syndicalisme, catholicisme et politique dans la France de l’expansion ». Paris. CNRS, Editions de l’Atelier.

38.

SUAUD C, 2001, « Les prêtres-ouvriers: des prêtres entre fidélité et révolution symbolique » in Ouvriers et Chrétiens en France 1930-1970.