Les religions sont également sollicitées par la société et les pouvoirs publics qui reconnaissent l’autorité morale des institutions religieuses. C’est ainsi par exemple que des représentants de nombreuses confessions siègent dans les comités d’éthique créés en 1985. Les pouvoirs publics font place au religieux comme l’une des fonctions devant être assurées dans une société. Des personnalités religieuses sont souvent mobilisées, à tous les niveaux, pou leurs capacités de médiation, intervenant dans ainsi dans le maintien de l’ordre public. S’il est clairement admis pour les uns comme pour les autres que les responsables religieux ne doivent pas dépasser leur domaine de compétence, celui-ci est bel et bien reconnu par les services publics. Ceux ci se satisferont aussi de l’intervention de groupes religieux dans des domaines où les services de l’Etat peinent à faire face, sur le terrain de la lutte contre l’exclusion notamment (ATD Quart Monde ou Emmaüs et plus localement, une initiative solidaire créée par Mgr Joatton). Il est vrai que la crainte que certains groupes extrêmes investissent le champ n’est pas étrangère à cette mission reconnue aux religions instituées.
Certes, déjà depuis la Révolution, « la République a dû composer et, bon an mal an, prendre en compte le fait que l’imaginaire catholique restait une dimension importante de l’imaginaire collectif ; de là un certain syncrétisme laïco-chrétien qui s’est effectué au niveau de la religion civile en France 46 ». Ceci demeure. Lors des grandes funérailles nationales c’est encore dans le lieu religieux que s’effectue l’hommage de la Nation. Le plus bel exemple fut celui des obsèques de François Mitterrand. Mais la situation a profondément changé. Le catholicisme qui reste la principale religion de France doit maintenant composer avec les autres confessions. Si les autorités catholiques continuent d’entretenir un dialogue privilégié avec les pouvoirs publics, ceux-ci adressent maintenant le plus souvent leur demande à l’ensemble des religions. Lorsque, par exemple, la communauté urbaine de Lille exprima le désir qu’un lieu soit réservé dans un centre commercial, elle demanda que ce lieu soit animé par l’ensemble des confessions. Ce lieu appelé la Passerelle est animé à Eurallile par des catholiques et des protestants. L’Eglise catholique affirme et estime que « l’Eglise doit participer au débat public 47 ». Elle réclame une sorte de «laïcité ouverte », que la religion ne soit pas cantonnée à la sphère privée mais que toutes les religions aient leur place dans l’espace public.
Un document publié récemment par les évêques de France semble bien condenser la position actuelle de l’institution : la Lettre aux catholiques de France, nommée fréquemment rapport Dagens (évêque d’Angoulême) 48 . Le refus d’un cantonnement de la vie religieuse dans la vie privée est clairement énoncé : « Nous ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi comme si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs, sans prise sur le réel du monde de la société». Mais il est aussitôt ajouté : « Ce refus de toute marginalisation ne nous empêche pas d’être réalistes. L’Eglise catholique ne recouvre pas toute la société française. Elle ne doit pas rêver d’obtenir une position privilégiée, plus ou moins favorisée par les pouvoirs publics ». On peut sentir beaucoup de regret à travers la sémantique. Toutefois, « la lettre affronte ouvertement la difficulté qui naît de la rencontre entre l’affirmation de la vocation intégrale de la foi chrétienne et la pleine acceptation de la valeur du pluriel et de l’individuel 49 », autrement dit, de la pluralité religieuse et de la primauté du choix individuel. Et l’épiscopat français fait sienne la déclaration de Jean Paul II devant le parlement européen en octobre 1988 : « l’intégralisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien ». Cette position, double, n’est pas sans tensions et certaines déclarations tendraient à faire penser que l’Eglise n’a pas renoncé à des visées hégémoniques mais la situation religieuse de la France lui impose de toute façon, un tant soit peu de réalisme.
A cette volonté d’affirmation publique de son message et à cette demande de la reconnaissance publique de la possibilité de le faire (« nous n’avons pas la prétention de régenter notre société. Nous revendiquons seulement la liberté de proposer et de mettre en œuvre la Parole que nous avons découverte et qui fonde notre espérance ») s’ajoute une proposition de service de l’Eglise pour la société. « parce qu’ils soulignent la valeur de « service public de la religion » joué par le catholicisme du fait des valeurs qu’il partage avec la société moderne, les auteurs du rapport Dagens instituent l’Eglise comme un intermédiaire religieux crédible, un expert en religion historiquement légitime 50 ». Certes, « l’Eglise ne prétend pas se substituer à aucune institution politique et sociale nécessaire à la vie en commun » et les chrétiens « ne constituent pas un Etat dans l’Etat » mais, « pour donner corps et visibilité sociale aux réalités qu’elle annonce, l’Eglise, aujourd’hui comme hier, se dote d’organismes et d’institutions qui prennent place dans l’ensemble de la société. Les églises, les établissements scolaires, les mouvements organisés, les services sociaux ou caritatifs traduisent, parfois mieux que des mots, l’identité de ce « peuple nouveau » que nous essayons d’être, dans le christ et pour le monde 51 ». Réalisme mais aussi une volonté de « se donner les moyens d’être entendue à travers des relais institutionnels » ou « non pas tant de gérer ce qui existe que de mettre en marche, de susciter des élans de générosité 52 ».
L’Eglise catholique se pose donc comme interlocutrice des pouvoirs publics, elle propose ses services religieux ou sociaux. Suivant l’exemple du pape Paul VI qui devant l’assemblée de l’ONU avait dit se présenter comme un « expert en humanité », l’Eglise estime avoir quelque chose à dire à la société d’aujourd’hui et pense pouvoir lui apporter des services spécifiques. C’est autant de communautés qui agissent en son sein, autant de réseaux et autant de modes de territorialisation, qui tous s’entrecroisent avec la paroisse.
L’Eglise se rend aussi visible en affirmant sa singularité. La construction d’églises ou de cathédrales est le symbole de cette volonté. Cette visibilité est utilisée par des groupes qui entendent eux aussi faire publicité de leur cause et susciter le soutien populaire. On se souvient notamment de l’occupation des sans-papiers de plusieurs églises ou cathédrales comme Evry ou Saint Bernard. Plus récemment, les anciens occupants du centre de la Croix Rouge de Sangatte, « fermé » par l’ex ministre de l’intérieur, trouvèrent refuge dans l’église de la ville afin de montrer que le problème n’était toujours pas solutionner contrairement à ce qui avait été avancé.
L’ensemble de la collectivité locale ne s’identifie plus dans le clocher de l’église. La religion des Français est devenue, comme nous l’avons vu, plurielle et à géométrie variable. Même si c’est au catholicisme que continuent de se référer la majorité des Français, l’emprise de l’Eglise sur la vie sociale est bel et bien plus faible que par le passé. Ses moyens, le nombre de prêtres et ses capacités d’intervention ont fortement diminué. Sa position n’est plus celle d’une citadelle assiégée comme elle a pu l’être par le passé. L’Eglise ne met plus en question – globalement- les règles laïques du vivre ensemble. Elle reconnaît le pluralisme religieux de notre société et le pluralisme politique des chrétiens. Mais devant l’accroissement de l’indifférence religieuse et du nombre de propositions religieuses, les responsables de l’Eglise catholique veulent affirmer plus visiblement la singularité de celle-ci. Ils prennent le parti de revendiquer une place davantage reconnue dans l’espace public français. Cette même place, omniprésente auparavant, représentée par la paroisse.
Cette position est loin d’être partagée par l’ensemble des catholiques et par la totalité des mouvements catholiques. Diverses positions s’affrontent à l’intérieur même de l’Eglise ou, tout au moins, peuvent y être distinguées. Oppositions politiques, conservatisme ou progressisme et pour certaines, au-delà même de ces clivages ancestraux. C’est un journal chrétien de gauche « Témoignage chrétien » qui a appelé à protester contre la modification du préambule de la charte européenne. Un premier projet de texte faisait mention de la composante religieuse des origines de l’Europe. Le gouvernement français avait demandé que le mot religieux soit remplacé par « spirituel ».
Certains groupes de chrétiens défendent le modèle d’une présence discrète dans l’espace public ; certains se réfugient dans les pratiques spirituelles, en retrait par rapport à tout enjeu public, d’autres affirment vouloir proclamer publiquement leur foi religieuse, d’autres enfin souhaitent intervenir, en tant que tels dans le débat public. Ces différentes sensibilités s’expriment également parmi les évêques.
Dans l’espace de nos sociétés locale comme sur l’ensemble de la société française, l’Eglise catholique a bel et bien perdu sa position dominante, sur le plan religieux comme sur le plan politique et social. Ses propositions se font plus modestes. Elle n’en affirme pas moins sa capacité à dire à nos contemporains qu’elle peut apporter sa part dans l’élaboration de la réponse aux questions qui se posent à la société française. Elle le signifie en s’exprimant à travers cette multitudes de communautés, qu’elle tente de récupérer pour dynamiser sa pastorale et dans ses stratégies de territorialisations.
WILLAIME JP, 1997, « Les religions civiles » in LENOIR F & TARDAN-MASQUELIER Y ( dir) , Encyclopédie des religions, Paris, Bayard.
Conseil des conférences épiscopales d’Europe. La religion fait privé et réalité publique, Cerf
Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux catholiques de France. Rapport rédigé par Mgr Claude DAGENS et adopté par l’assemblée plénière des évêques, Cerf, 1997
DONEGANI JM, 1999,p.55 “Une désignation sociologique du présent comme chance”
PINA C , p 102 in BRECHON P, DURIEZ B & ION J (dir) “ Religion et action dans l’espace public“, Paris, l’Harmattan, 2000
Lettre aux catholiques de France, pp87-89.
REMOND R, 2000, « Le christianisme en accusation. Entretiens avec Marc Leboucher. » Paris, Desclée de Brouwer.