III. Des chrétiens sans Eglise ou des catholiques hors de l’Eglise ?

L’histoire le montre, il n’y a pas toujours eu des Eglises au sens institutionnel auquel nous nous référons depuis le début de cette thèse. Le christianisme a existé avant elles. Pourtant, tous plus ou moins, avons une perception ecclésiale du christianisme et plus encore du catholicisme. La réponse vient certainement du fait que ces Eglises catholique, protestantes ou orthodoxes ont instauré une consistance et visibilité au christianisme. Enfin, ce sont elles qui ont élaboré et transmis les définitions, les croyances et les formes d’existence chrétienne. Dans cette perspective, comme dans celle du regard porté par certains ecclésiastes sur les pratiques religieuses « autres », les chrétiens sont ceux qui adhèrent et participent, peu ou prou à ces formes classiques. C’est toujours par rapport à une institution ecclésiale que l’on parle d’eux comme des « fidèles », des « membres détachés », des « redécouvrant », des pratiquants ou des non pratiquants. Pour beaucoup, il paraît alors absurde de penser qu’il puisse exister des chrétiens sans Eglise, des catholiques hors de Rome.

Aujourd’hui, il est pourtant évident que cette approche un peu simpliste du christianisme et du catholicisme notamment, avec son vocabulaire et ses repères, ne convient plus. Il y a un catholicisme qui déborde l’Eglise et lui échappe. C’est un christianisme – et plus encore un catholicisme- para ecclésiastique que l’érosion générale des institutions a contribué à faire sortir de l’ombre. Toutes les Eglises se délitent et voient leurs effectifs diminuer, mais, toutefois, il serait hasardeux d’affirmer que ceux que l’Eglise n’ont pas pu retenir n’ont pas, eux-mêmes, retenu certains éléments significatifs du christianisme. L’Eglise ne doit –elle pas comprendre le phénomène que l’être chrétien ne veut plus être chrétien comme avant ?

Ce fait n’est pas nouveau mais il était d’autant plus difficilement visible et mesurable que la place considérable faite aux Eglises en masquait l’importance. Même si elles ont perdu leur pouvoir et leur poids institutionnel, il est légitime de proposer l’hypothèse selon laquelle il n’est pas certain qu’il y est moins, aujourd’hui, de chrétiens ? Ces formes de christianismes existants au-delà des normes classiques montrent que l’emprise de l’Eglise – pour le sujet qui nous concerne- s’est amoindrie, non seulement sur la société, mais sur le christianisme lui-même. Il existe bel et bien des chrétiens sans Eglise ou hors de celle ci !

L’expression, ambiguë, pose un problème d’ordre théologique. Si l’on excepte ceux qui ne sont pas baptisés, bien sur, tout baptisé, quelque soit son comportement, n’est-il pas membre de l’Eglise ? Tout croyant n’appartient-il pas au peuple de Dieu ? Dans l’absolu oui, mais il ne faut pas perdre de l’esprit, que dans cette thèse, ce qui est retenu, c’est la perception d’un christianisme se référant à l’Eglise institution et non à l’Evangile, car elle est plus habituelle et plus objective. Certes, la référence au Christ est l’essentiel, mais c’est en prenant au sérieux cette perception ecclésiale du christianisme, seule visible et mesurable qu’on peut le mieux discerner ce qui la distingue d’une perception théologique et christocentrique.

Dès lors, il est possible de porter un regard critique sur les Eglises et sur les normes qu’elles ont accréditées, et concevoir l’existence d’un espace où peuvent – parfois à l’intérieur de ces Eglises- évoluer des chrétiens, jugés hors normes, hors paroisses et autres institutions ecclésiastiques. Ces personnes se déclarent croyantes et concernés par l’Evangile, mais elles se veulent extra muros ecclesiae. Les Eglises n’ont pas à les récupérer, mais à les écouter et les accueillir. Encore faut-il qu’elles soient persuadées que le christianisme ne leur appartient pas.

L’existence de ces chrétiens hors Eglise pose bon nombre de questions : quelle est la raison d’être d’une institution ecclésiale dans l’ensemble d’un paysage religieux dont elle n’occupe plus toute la place ? De quelles manières ses comportements interpellent-ils les composants les plus volontaristes et contestataires de l’Eglise traditionnelle ? Quelle(s) place(s) trouvent-ils dans l’échiquier territorial ? Quels rapports entretiennent-ils actuellement avec cette même Eglise traditionnelle ?