A. Peuple chrétien, identité culturelle, christianisme social : le grand flou

Il existe un peuple chrétien que les Eglises ont souvent tendance à s’approprier globalement, mais qui, dans une proportion difficile à déterminer, ne se considère pas ou plus comme faisant partie intégrante de celles ci. Etre catholique, protestant, chrétien sert à décliner une identité culturelle ou religieuse bien plus que pour indiquer une appartenance à une Eglise institutionnelle. On admet avec en commun avec l’une ou avec l’autre ( parfois avec les deux !) un passé, une tradition, une culture, mais être éloigné de tout ce qui revêt un caractère à la fois doctrinal, organique et confessant. Alors, « l’Eglise n’est plus ni le peuple de Dieu, ni le temple de l’Esprit. Elle devient simplement une institution de service où l’on passe pour satisfaire un besoin particulier mais à laquelle on n’est pas nécessairement attaché par des liens d’adhésion ou d’appartenance. Les relations avec l’institution ecclésiale tendent à n’être que fonctionnelles du fait qu’elles sont commandées par la satisfaction d’un besoin : l’acquisition d’un bien symbolique  53 ». Il y a bel et bien une « mouvance » chrétienne, de plus en plus importante, sur laquelle les Eglises et plus encore l’Eglise catholique, ne joue plus le rôle régulateur qui fut le leur.

Des chrétiens sont sans Eglise, pour la plupart en raison de l’évolution générale de la société (individualisme, multi culturalité…) mais aussi parce qu’ils ont quitté l’Eglise ou que l’Eglise les a quitté. Rappel des faits : les transformations de la société en ont dispersé les membres et fragilisé les structures. Le déracinement et la mobilité ont mélangé les populations, ajoutant la dispersion idéologique et spirituelle à la dispersion géographique. Les rendez-vous anciens ne sont plus accessibles car supplantés. L’Eglise ne suit pas, elle se fait rare. Au sentiment d’abandon, à la nostalgie (poussant par moment à l’extrémisme religieux et au communautarisme), se substitue la découverte que l’on peut vivre sans Eglise. Cependant, il s’agit moins d’indifférence que d’indépendance : il faut changer d’habitudes et de fréquentations, se reconstruire autrement, chrétiennement aussi.

L’affaiblissement des Eglises, le rétrécissement de leur zones d’influence, la réduction de leurs effectifs et de leurs personnels les rendent à la fois moins visibles dans la société et moins présentes et pesantes dans la vie personnelle et familiale. Les paroisses ne s’intéressent plus guère qu’aux chrétiens inscrits à leurs fichiers. Il est devenu nécessaire de se faire connaître à présent. Il est donc tout à fait possible de se soustraire au maillage paroissial, de s’en faire oublier, d’en être que des participants occasionnels, des usagers.

Etre sans Eglise est devenu d’autant plus facile, par simple laisser-aller, que le rattachement à une Eglise est un acte volontaire, un choix qu’à présent, on peut ne pas faire. On préfère l’anonymat et la liberté du chrétien sans attache. S’agit-il alors encore de chrétiens ? Le sont-ils un peu, beaucoup ou pas du tout ? Ces questions peuvent surprendre dans une étude géographique mais il semble nécessaire déposer ces questions. Les réponses territoriales dépendent aussi de la perception qu’ont les institutionnels de ces chrétiens hors Eglise. La préoccupation première ici n’est pas de juger les convictions, les appartenances ou la foi des uns et des autres, mais de voir ce que puisent dans le patrimoine religieux ceux qui n’en ont pas un usage ecclésial.

Les réponses apportées montrent que les hommes et les femmes interrogées sur ce propos ont plus ou moins clairement la conscience et le désir d’appartenir à un peuple, au peuple d’une tradition à la fois religieuse et culturelles. Ils s’identifient ou se reconnaissent dans une histoire d’où émergent, dans leur souvenir, des figures bibliques, des récits de l’Ancien Testament, quelque textes du Nouveau et des personnages plus contemporains rencontrés dans des lectures, dans leurs familles, ou ailleurs.

C’est une identité collective qui les intéresse et dans laquelle ils peuvent puiser ou se situer personnellement (le baptême et le mariage représentent ces deux sacrements leur assurant une certaine filiation, une certaine généalogie). Cela illustre les propos de Danielle HERVIEU LEGER, qui écrivait dans Autre Temps : « Dans l’univers atomisé du croire moderne, les traditions religieuses historiques tendent à fonctionner comme des réservoirs de symboles et comme des dépôts de mémoire, à la libre disposition des individus et des groupes ». Une tradition porte ces chrétiens, leur offre des repères, structure leur mémoire et leur sensibilité, parfois plus qu’ils n’en ont conscience. Autre exemple, la motivation d’une lutte contre l’exclusion, bien que rapportée au christianisme, ne veut pas dire adhésion à une confession de foi mais à une culture pour laquelle la justice est le droit des faibles.

Dans tous les cas, ces chrétiens sans Eglise adhèrent à une tradition qui les a formés. Elle les environne de représentations et de symboles dont ils ont perdu peut-être perdu l’origine, mais qui restent actifs. Ils marquent leur langage, leur compréhension du monde, leur manière de s’y situer et la forme de leur communication par la parole et par les gestes. Ils leur donnent un « air de famille », mais admettent la plus grande diversité. Ainsi, les rituels et les grandes liturgies ont-ils une importance considérable que les Eglises où les discours prédominent ont dépréciée.

Notes
53.

ROUTHIER G. 2001, « De multiples lieux pour faire Eglise aujourd’hui » p 4. Esprit et Vie, n°45