I. Une religion individualisée, des modalités de territorialisations « clefs en mains » refusées

Ainsi, comme les sociétés contemporaines sont de moins en moins des sociétés de mémoires, la transmission n’est plus assurée. Elles sont gouvernées par l’impératif et l’immédiat. C’est parce qu’elles sont arrivées à briser le carcan de la mémoire obligée de la tradition que nos sociétés sont devenues des sociétés de changement, érigeant l’innovation en règle de conduite. D’un point de vue global, on arrive à une situation où la destruction et l’atomisation de la mémoire collective sont telles que les sociétés modernes apparaissent de plus en plus incapables de penser leur propre continuité et d’avoir une image de leur avenir. Cette nouvelle règle de conduite se répercute aussi sur le rapport territorialisé à la religion et à l’institution. Cette situation entraîne des modalités de territorialisation fondées sur l’instantanéité et l’individualisation. Contrairement à la paroisse qui pensait la communauté religieuse au passé, au présent et au futur, la religion individualisée renvoie elle à des structures territoriales uniquement conçu dans le présent.

La religion et plus encore le catholicisme mettent en avant cette idée d’une continuité et proposait une vision claire et bornée de l’avenir. Alors que la communication à l’échelle planétaire dissout l’épaisseur historique des évènements qu’elle fait défiler en un flux ininterrompu et homogène, le phénomène de décomposition des structures imaginaires de la continuité s’aggrave d’un sentiment très largement partagé de la complexité du monde présent. Parallèlement à la perte de la mémoire, il fait obstacle à la mobilisation imaginaire du passé pour l’invention de l’avenir, aussi bien dans la tradition que dans l’utopie. Ce contexte d’évanouissement de la présence perceptible du passé et d’opacité corrélative du futur éclaire l’étrangeté de nos sociétés, moins à la croyance « aux dieux et aux prophètes», qu’à la manière proprement religieuse d’y croire, consistant à appuyer la croyance sur l’autorité légitimatrice d’une tradition, d’une institution et de ses territoires. Si nous ne « sommes plus en pays de chrétienté », d’après Thierry MAGNIN, vicaire général du diocèse, dans une société déchristianisée, ce n’est pas tant parce que les sociétés sont idéalement rationnelles qu’elles sont devenues a-religieuses mais parce qu’elles sont amnésiques.

Cette interprétation sociologique que nous avons constatée tout au long de notre travail amène naturellement à formuler l’hypothèse suivante : si socialement et théologiquement parlant, l’image actuelle de la société est aux antipodes de celle de la civilisation paroissiale, les modalités de territorialisations ne sont- elles pas aussi différentes ? Une multitude d’interrogations la sous-tendent : que devient alors la problématique religieuse de la continuité croyante ? Comment les croyants bricoleurs qui agencent, à partir de leurs expériences et attentes personnelles, tout ce système de significations qui donne un sens à leur existence, peuvent-ils être conduits à revendiquer leur insertion dans la continuité d’une grande lignée croyante ? Sur quel mode religieux s’organise ces croyances éparpillées ? Et plus que tout, comment leur territorialisation se positionne vis-à-vis de celles proposées par l’institution ? La réponse est évidement dans une exploration de l’expérience des individus qui construisent leur identité religieuse en fonction des intérêts, dispositions et aspirations qu’ils mettent en jeu dans des situations concrètes.

Le catholicisme s’identifie par des critères de tradition, de répétition et de continuité. Cela se traduisait par des structures territoriales fortes et un rapport de soumission vis-à-vis de la religion. Or, aujourd’hui, tout cela se renverse. L’identification religieuse et les rapports à l’institution sont personnels. La territorialisation semble de plus en plus produite et de moins en moins subie. A Saint Etienne nous avons observé une corrélation entre les traits actuels de l’identification religieuse et les modalités de territorialisation. La sécularisation du religieux et l’avènement d’une individualisation croissante érigée en modèle social produisent un rapport et une identification totalement différentes. Elles interrogent directement les populations sur les modalités territoriales proposées par l’institution à travers le concept de paroisse nouvelle.

Ce que l’on peut retirer du « survol » réalisé à Saint Etienne est la capacité remarquable des individus à élaborer des univers individuels avec des normes et des valeurs tirés des expériences personnelles, s’autonomisant des efforts régulateurs de l’institution. Ils sont nombreux à revendiquer leur « droit au bricolage » parallèlement à celui de « choisir leurs croyances ». Même les plus convaincus font valoir leur droit à une recherche personnelle de la vérité. Quoi qu’il en soit, tous sont amenés à produire eux-mêmes le rapport à la lignée croyante dans laquelle ils se reconnaissent et par conséquent les structures territoriales pour les exprimer.

Ainsi, la réussite ou l’échec de la transmission religieuse n’est plus uniquement visible à travers les déplacements et les torsions que font subir les héritiers à l’objet qui leur est transmis. Les identités religieuses ne peuvent plus être considérées comme des identités héritées. La thèse majeure de cette étude est la suivante : chaque individu construit sa propre identité socioreligieuse à partir des diverses ressources symboliques mises à sa disposition et auxquelles il peut avoir accès en fonction des différentes expériences dans lesquelles il se trouve impliqué. Dès lors, il aménage les modalités de territorialisations proposées par l’institution selon ses attentes ou en créés d’autres.

Cette identité s’analyse comme un résultat précaire, saisi en un temps « t » d’une situation, d’une trajectoire d’identification qui se réalise dans la durée, la vie. Ces trajectoires d’identification ne sont pas uniquement des parcours de croyance. Elles impliquent toutes les dimensions du « croire » : des pratiques, des appartenances vécues, des façons de concevoir le monde et des modalités de s’inscrire dans les sphères qui le compose. Leur orientation cristallise les dispositions, les intérêts et les aspirations des individus mais elle est dépendante des conditions institutionnelles, sociales, économiques, politiques ou culturelles au sein desquelles ces parcours se déploient. Proposer une photographie du lien des individus à une lignée croyante, montrer les enchaînements à travers lesquels il s’établit, s’élabore et se stabilise, implique un approfondissement de l’étude des rapports entre la dynamique interne du croire (expérience individuelle ou communautaire), les interventions externes (l’institution en premier lieu et ses stratégies de transmission) et les facteurs liés à l’environnement mouvant dans lequel ce processus se déploie.