D. la dimension émotionnelle

Cette dernière dimension se rapproche de la « fusion des consciences » ou de « l’émotion des profondeurs » que DURKHEIM désignent comme les ressorts premiers et fondateurs de l’expérience religieuse 94 . Cette expérience n’est en soit pas nouvelle mais résulte aujourd’hui de moins en moins de l’appartenance communautaire qui assure à travers des fêtes, la réactivation régulière de ce sentiment collectif, de cette idée d’un « nous ». Elle est, et particulièrement chez les jeunes, le moment où se noue une expérience élémentaire de communion collective, susceptible de se stabiliser sous la forme d’une identification communautaire. Les grands rassemblements qui mobilisent des milliers de jeunes chrétiens, le succès des rencontres « organisées » comme celles de la communauté de Taizé sont de bonnes illustrations de cette priorité qui revient à l’identification émotionnelle dans la formation des identités socioreligieuses chez les jeunes interrogés durant les différents entretiens. Ils sont les exemples les plus visibles de modalités de territorialisations que l’institution tente d’encadrer et dont elle n’est ni l’instigatrice et ni la régulatrice.

Les identités socioreligieuses se construisent comme confessionnelles lorsque l’identification à une tradition religieuse implique la pleine acceptation des conditions d’identité (les quatre dimensions conjointement) fixées ou bornées par l’institution. Dans ce cas, l’articulation est réglée par l’appareil institutionnel. C’est cette dernière qui assure – idéalement- l’équilibre entre des logiques contradictoires qui mettent en tensions ces quatre dimensions. Le système paroissial correspond à cette identité confessionnelle. Dès qu’une dimension prend le pas sur l’autre, il parait évident que les structures territoriales se retrouvent bouleversées. Et si l’Eglise s’inscrit encore dans un système de pensées où la population, malgré ses évolutions, est perçue comme s’identifiant encore à ces quatre dimensions, ses modalités de recompositions ne peuvent qu’être inadaptées.

La première tension visible est celle qui s’établit entre les dimensions communautaire et éthique. Comme toutes les « religions traditionnelles », le catholicisme revendique la détention d’un message dont l’éthique à l’attention de toute l’humanité. Cependant, elle rassemble ses fidèles dans des assemblées qui conjointement font de la possession de ce message le signe d’une élection et le principe d’une mise à part. L’universalisation de la dimension éthique et l’attachement communautaire constituent les deux modes de ce que l’on appelle « la sortie de la religion  95 ». L’objectif clairement affiché de l’institution est de maintenir ici aussi un équilibre entre ces deux lignes de fuite afin de pouvoir contrôler une frange croissante de population qui lui échappe mais qui revendique ouvertement cette double appartenance. On retrouve dans cette réalité l’antagonisme entre une société qui s’identifie et se décrit par l’appropriation et la « laïcisation » de valeurs, de principes ou de pratiques développées par l’Eglise et une institution cherchant à faire reconnaître pleinement la dimension chrétienne de la civilisation occidentale 96 .

Cette première tension recoupe celle entre les deux autres dimensions : la dimension émotionnelle qui correspond à l’expérience immédiate, sensible et affective de l’identification – les enquêtes menées mettent en lumière l’importance de ce phénomène, et la dimension culturelle qui donne à cette expérience la capacité de s’ancrer dans la continuité d’une mémoire légitimée, en un mot, une tradition. Là encore, l’institution se doit de les réguler, de les articuler. Le mode opératoire de cette action est le rite religieux. Ce thème sera développé plus longuement dans cette thèse. Il lie l’émotion collective –individuelle, que suscite le rassemblement communautaire à l’évocation de cette chaîne de mémoire qui justifie et légitime l’existence de la communauté.

Notes
94.

DURKHEIM E, 1912 (1968) « Les formes élémentaires de la vie religieuse », Paris, PUF

95.

Marcel GAUCHET parle de « sortie de la religion » au lieu de « sécularisation » ou encore de « laïcisation » pour pointer le processus historique par lequel la religion a perdu, dans les sociétés occidentales, sa capacité à structurer la société et plus particulièrement sa forme politique. Cette notion concerne les processus par lesquels se dissout, dans les sociétés modernes, la référence individuelle et collective à la continuité d’une tradition légitimatrice, référence qui caractérise le croire religieux. 2004, In : « Le religieux après la religion », Grasset, Paris.

96.

Ainsi le Pape a félicité George W Bush lors de sa visite à Rome pour son action favorisant le développement des valeurs chrétiennes aux Etats-Unis.