I. Qui sont les distancés stéphanois ?

En ce qui nous concerne, nous nous sommes intéressés à tous ceux qui, tout en demeurant à l’écart de l’Eglise, recourent occasionnellement à ses services. Ils constituent la masse la plus importante de population. Cette catégorie de croyants revêt de nombreuses appellations. Les « festifs » ou les « pascalisants » (fêtes de l’Eglise ou de familles), les « saisonniers » ou encore « les traditionalistes » dans la mesure où ils ont recourt à l’Eglise par tradition. Ces dénominations sont révélatrices non seulement de l’agir de ces croyants occasionnels, mais aussi de la norme implicite qu’elles recèlent. Le critère majeur est celui de la pratique religieuse. Il renvoie ainsi à une sociographie religieuse qui fait traditionnellement de la messe– plus précisément l’eucharistie- le cœur de la vie catholique. Cette manière de voir présuppose une ecclésiologie centrée sur la pratique dominicale : les croyants sont catégorisés en fonction de leur pratique. Malgré une certaine réticence, on ne portera aucun jugement sur cette approche : tout d’abord, elle reflète effectivement un aspect de la vie des distancés, celui de leur participation épisodique lors des grandes fêtes ou lors de rites de passage ; ensuite, d’un point de vue sociologique et géographique, c’est sans doute le meilleur moyen d’acquérir un paramètre tangible de l’adhésion religieuse. A ce titre soulignons le fait que c’est également ce critère qui fut intégré en premier lieu par la mentalité populaire. La manière dont ces croyants occasionnels se caractérisent est significative : « Je suis croyant, mais pas pratiquant 101  »

« Chrétiens à la carte », « chrétiens sélectionnant », toutes décrivent des croyants occasionnels par leur agir. Cela sous entend qu’ils mobilisent tout aussi occasionnellement les structures nécessaires à leur comportements. Parmi toutes les activités, tous les services proposés par l’Eglise, ces derniers choisissent celles qui leur conviennent. Les chrétiens à la carte seraient donc, estimons nous, ceux qui en raison de la tension entre le système de valeur de l’Eglise et celui de la société ont partiellement émigré hors de l’Eglise, même s’ils se tournent encore vers elle à l’occasion des passages transformateurs de leur vie. Le réseau de relations entre ces distancés et l’Eglise n’est pas simplement binaire. Ces croyants occasionnels ne se distancient pas seulement de l’Eglise, ils se démarquent également de l’athéisme. Ils se distinguent eux-mêmes « face à ceux qui ne veulent rien avoir à faire avec l’Eglise et face à ceux qui ne croient plus en rien du tout ! ».

L’adoption du vocable « distancé » permet de jouer sur l’ambiguïté entre l’actif et le passif et donc de cerner au mieux les comportements et les stratégies de gestion s’y rapportant. Nous insistons sur le fait qu’actifs, les gens qui vivent en marge de l’Eglise souhaitent garder leurs distances, avec tout ce que cette expression comporte aussi de froideur et de désintérêt. « Être distancé » ou « se laisser distancer », au passif donc, implique un décrochage dû à des circonstances et des facteurs externes. Dans ce cas là, le rôle négatif de l’Eglise est mis en exergue. En adoptant ce terme, nous laissons donc ouverte la question des causes multiples de la distanciation. L’avantage de ce vocable est de souligner que la responsabilité face à l’abandon d’une pratique régulière est sans doute partagée. Ce qui en d’autres termes justifie l’existence d’une territorialisation adaptée lorsque ces mêmes personnes sollicitent l’Eglise.

Ces distancés s’inscrivent dans le système social auquel peut être comparé l’Eglise. A ce titre l’institution maintient des liens avec ses membres. Le premier est normatif, il souligne que l’individu adhère à l’organisation – ici l’Eglise- en acceptant son autorité, en soutenant ses valeurs ses normes et ses finalités. Cependant, la survie à long terme d’une Eglise ne peut se faire sur ce seul mode d’intégration normative. Un second type de moyen d’assurer la participation de ses membres est assis sur l’échange de prestations – ce qui renforce l’hypothèse de l’Eglise comme prestataire de services. La relation à l’Eglise est d’abord utilitaire. Ces deux typologies ont leurs propres logiques structurelles et territoriales. Le premier s’inscrit dans la pleine acceptation des modalités produites par l’institution. Le second, qui reflète la réalité constatée localement, est un régime de co-production où est conclu un accord tacite entre les deux parties sur règles et les limites comportementales.

A l’aide de ces deux critères et avec les réponses apportées par les populations sondées, nous pouvons dégager cinq modèles, motivationnels, qui correspondent à des manières d’être membres de l’Eglise.

  • Le premier instaure une relation personnelle entre la valeur et les buts défendus par l’Eglise. Les comportements normatifs attendus par l’institution servent de points de références. De nombreuses personnes disent ainsi déterminer leur proximité et donc leur distance vis-à-vis de l’Eglise en fonction de ces relations.
  • Le second modèle relève de « l’intérêt personnel ». Derrière cela se cache une double définition redondante tout au long des entretiens : « Je reste membre de l’Eglise parce qu’on ne peut pas dire qu’on en aura jamais besoin » et « L’Eglise est importante d’abord pour les mariages, les baptêmes et les enterrements ! ». C’est une motivation d’appartenance à l’Eglise, indépendante des buts et des objectifs de celle-ci qui se manifeste. Ce qui est important, c’est le profit personnel qu’on peut tirer du fait d’être membre de l’Eglise. La relation entre elle et un bon nombre de ses membres s’établit selon le type de l’échange social, basé sur des engagements non spécifiques à échanger des prestations.
  • L’appartenance à l’Eglise par tradition définit un type de lien très lâche, puisque les critères d’appartenance sont la naissance, la tradition ou l’usage. De plus, ce lien non réfléchi, non choisi et non voulu, n’est ensuite ni amplifié ni approfondi par des liens personnels. Il souligne que certains ne sauraient bannir totalement l’Eglise de leurs vies, mais en vérité, l’Eglise fait « partie du décor », sans que l’on se préoccupe vraiment de savoir ce qu’elle est et ce qu’elle fait.
  • Le lien à l’Eglise peut aussi être défini par l’individu lui-même. Ce type de lien souligne la dimension du libre choix que la plupart des interrogés ont revendiqué : « Ce qui est mis en question, ce n’est pas l’appartenance elle-même mais les engagements qui vont au-delà : Par exemple, aller à l’Eglise le dimanche, vivre selon l’éthique de l’Eglise…». L’individu revendique de construire sa relation à l’Eglise en fonction de ses propres besoins et de sa propre biographie.

Enfin, la dernière raison d’appartenance à l’Eglise observée sur Saint Etienne, confère à celle-ci un rôle dispensateur de valeurs même si l’écrasante majorité des personnes estime que l’Eglise ne change rien à leur comportement quotidien.

En combinant ces cinq motifs, nous pouvons affiner notre analyse et définir une nouvelle typologie. Ainsi, quatre portraits ont émergés, permettant d’encadrer la complexité des attitudes à l’égard de l’institution ecclésiale et de montrer combien une territorialisation adaptée aux nouvelles modalités des comportements religieux est difficile.

  • Il y a tout d’abord le fidèle. Il ne se préoccupe guère des conditions d’efficacité, d’efficience et d’économies auxquelles sont confrontées l’Eglise diocésaine stéphanoise. Le fidèle est « membre de l’Eglise pour l’amour de la cause commune ». Pour l’institution, en tant qu’organisation normative, il incarne le type idéal du membre. Il ne porte aucun jugement sur les recompositions car il ne se sent pas concerné. Cependant, cela s’accompagne par une incompréhension, un rejet même envers les populations ciblées par cette recomposition : « Les paroisses nouvelles ? Cela n’a rien changé dans mon comportement mais je ne vois pas pourquoi on essaye d’adapter l’Eglise à des personnes qui devraient elles, s’adapter à l’Eglise ».
  • Le fidèle client ressent l’Eglise comme « une communauté de vie » dans laquelle il partage avec d’autres des valeurs qui sont importantes pour lui. D’un autre côté, il voit dans l’Eglise « une organisation dont les prestations sont assez intéressantes pour qu’il vaille la peine de ne pas renoncer à en être membre ». Il s’accommode des productions mais n’est pas demandeur de nouvelles structures. Il n’entre pas dans le régime de la co-production de modalités territoriales.
  • Le type du client groupe les membres dont la relation à l’Eglise repose sur l’échange de prestations. Ainsi nous avons rencontré – marginalement- des personnes qui payent leur appartenance à l’Eglise au sens le plus littéral du terme - la petite enveloppe à la fin d’une cérémonie. Quoi qu’il en soit, pour le reste, ils se tiennent à l’écart de la vie de celle-ci. Ils sont demandeurs de nouvelles structures, inscrites dans le régime de la co-production.
  • Le dernier type est celui qui comprend le groupe de gens qui sont membres de l’Eglise par tradition. On pourrait l’appeler nominal. Ils réfutent toute recomposition .
Fig. 19 : TYPOLOGIE DES « MANIERES D’ETRE » MEMBRES DE L’EGLISE
Fig. 19 : TYPOLOGIE DES « MANIERES D’ETRE » MEMBRES DE L’EGLISE

Le choix des mots n’est pas anodin et tout au long du travail de terrain, nous étions conscient de la justesse du vocabulaire employé. Par exemple, dans une perception spontanée, nous utilisons l’adjectif « personnel » pour définir un lien étroit d’un membre avec une communauté locale, qu’elle soit paroissiale ou d’un mouvement. Il est clairement fait référence au type de fidèle. L’usage sociologique est tout autre : personnel renvoie aux bénéfices et aux avantages qu’un individu donné retire de son lien avec l’Eglise.

L’expression « croyants non pratiquants », qui est souvent revenu dans les entretiens, est dérivée du parler ordinaire des demandeurs d’actes ecclésiastiques. Au plan de l’attitude, ces personnes sont souvent proches du type du client et désignent des pratiquants occasionnels. Si ce terme convient bien pour désigner un certain mode de relation à l’Eglise du point de vue des paramètres sociologiques, il est toutefois tendancieux. Il présuppose un type de relations hiérarchiques et commerciales. Il s’agit à présent d’analyser ce que sont les distancés et la compréhension qu’ils ont d’eux-mêmes.

Notes
101.

La plupart des personnes sondées donnent cette réponse. On note aussi un certain nombre d’entre eux s’affichant non croyants mais participant néanmoins à certaines cérémonies religieuses.