A. Les facteurs externes

Il est nécessaire d’évoquer le contexte dans lequel, à Saint Etienne comme ailleurs, dans le catholicisme comme dans toute autre confession, se trouvent ces distancés. Leurs affirmations et leurs dires s’éclairent, si on prend en compte la position particulière qu’ils occupent sur l’échiquier du champ social et religieux. Ils ne se reconnaissent ni dans les chrétiens ayant coupé tout lien avec l’Eglise ni parmi les fidèles. Par nature, ils se situent dans une zone intermédiaire. Si comme nous l’avancions, le tissu social a déchiré la façade des conformismes religieux, passablement lézardée par une tradition vacillante, les demandes actuelles ne constituent-elles pas des demandes de rituels familiaux, plutôt que sociaux ?

Les cérémonies, ces grands rites de passage comme les baptême et mariages, ne rassemblent plus l’ensemble de la paroisse, puisqu’ils réunissent uniquement les proches et les amis. La multiplication en ville des services funèbres célébrés dans l’intimité est un signe que les actes pastoraux en tant que liens sociaux sont aujourd’hui en train de disparaître. Le temps où l’on se rendait à l’Eglise pour « être vu » semble révolu.

L’individualisation du croire corrobore le constat suivant : nous sommes passés d’une Eglise de multitude à une Eglise de casuels, voire, comme l’avançait un prêtre, « à une Eglise funéraire […] chacun revendique le droit de croire comme il le veut et comme il l’entend ».A travers la territorialisation classique, l’Eglise s’adressait à une multitude de personnes, mais de manière unique. Aujourd’hui, cette multitude est traitée « au cas par cas ». Le contenu et le contenant sont individualisés.

Cette position comporte une incidence pratique, qui pose un véritable problème territorial et fonctionnel pour l’Eglise : les distancés revendiquent le droit de choisir le lieu de leur célébration, voire le prêtre qui l’animera. L’absorption du domaine religieux dans la sphère du privé entraîne un affaissement de la dimension sociale des actes pastoraux. Le distancé reflète le paradoxe des relations sociales actuelles : D’un côté on assiste à la massification et au développement de microgroupes, qu’ici et là on nomme « tribus 102  ». D’un autre, le champ social, le sociétal se caractérise par un anonymat croissant. A cela se superpose le fait que l’ensemble des relations sociales se définit comme le lieu d’expression où la personne peut donner libre cours à sa subjectivité. Elles deviennent un lieu où ce même individu trouve pleinement sa place, le lieu du partage sentimental des valeurs, les lieux où les idéaux sont à la fois, circonscrits à l’échelle locale et modulés dans de nombreuses expériences sociales. En remplaçant « relations sociales, société » par « Eglise ou paroisse », le constat se vérifie. Cette rapide analyse permet d’organiser les éléments recueillis lors des entretiens et de tirer trois caractéristiques de la socialité – ensemble des relations sociales- du distancé Stéphanois :

Le distancé est inséré dans un tissu relationnel multiple et complexe, composé d’autant de groupe de référence. Dans une société complexe comme la notre, les individus ne sont pas rattachés qu’à une seule organisation sociale. A l’inverse de ce qui caractérisait schématiquement les relations sociales stéphanoises entre patronage d’un côté et amicale laïque d’un autre, se constitue aujourd’hui un véritable entremêlement d’appartenances, aux attentes hétérogènes et souvent contradictoires. L’appartenance ancienne s’inscrivait soit dans la tradition ( Eglise) soit dans l’opposition à cette même tradition ( laïc). Au nom de l’idéal qui nous faisait combattre 103 qui caractérisait l’adhésion à telle ou telle organisation, l’aspiration est la marque de l’appartenance actuelle, multiple et dépendant du choix propre afin de se doter d’autant de lieux, de potentialités d’exprimer son individualité. Cette situation, éminemment plus complexe tant pour l’individu (conflit de loyauté) que pour l’institution ecclésiale (dépasser l’ecclésiocentrisme), illustre toutefois la complexité de la société. Cela renforce la structuration élective de chaque individu et une territorialité en réseaux.

Les distancés souhaitent des contacts personnalisés avec l’institution ecclésiale mais sans entrer dans le noyau paroissial. Certain n’hésiteront pas à dire que « l’Eglise doit demeurer comme la garante de la stabilité sociale, mais peut et doit rester lointaine ! » L’anonymat leur garantit la liberté religieuse qu’ils revendiquent. Ils ne sentent ni « l’intérêt » ni « l’obligation » de participer activement à la vie de la communauté paroissiale, devenue tribu avec ses codes, ses principes, ses rites dans laquelle il n’est d’ailleurs pas aisé d’entrer.

La plupart des réseaux dans lesquels sont insérés les non pratiquants sont sans lien avec l’Eglise institutionnelle. Que cela soit un club de foot, de modélisme, une association caritative, une comité de quartier ou toute autre activité culturelle, ludique ou autre, le religieux et l’Eglise sont des sujets qui ne sont guère abordés tant au sein de l’association que dans la vie quotidienne. La distance à l’égard de l’institution est variable à l’intérieur même du groupe de non pratiquants que nous avons suivis. Par exemple, la famille ou le couple souhaitant un acte ecclésiastique, n’est souvent pas unanime au sujet de celle-ci. Elle s’en trouve donc fragilisée. Dans certains cas, nous avons clairement identifié le fait qu’un baptême ou un mariage sont déjà le résultat d’un compromis : « Je ne voulais pas me marier mais j’accepte pour faire plaisir à ma famille » ou encore, « Nous ne souhaitions pas faire baptiser notre enfant, mais malgré tout nous l’avons fait à condition qu’il puisse choisir plus tard ».

A ces facteurs d’ordre externe, qui relèvent de la structure même de notre société, il faut ajouter des facteurs interne qui tiennent à la manière dont les distancés se comprennent par rapport à l’Eglise.

Notes
102.

la publicité, la musique, la peinture, l’automobile et d’autres secteurs de l’économie et du culturel n’hésitent pas à employer ce terme pour caractériser cette tendance du regroupement suivant les affinités. Si le lecteur veut approfondir le sujet, nous citerons l’ouvrage suivant : MASSESOLI M, 1988, « Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse », Paris, Méridiens Klincksieck. Coll Sociologies au quotidien.

103.

JEAN FERRAT « Le bilan » 1979