A. Le niveau social

La demande sociale des distancés est l’expression des signes du lien. Elles sont les indications des relations, « c'est-à-dire à propos des liens qui unissent les personnes, qu’elles impliquent des objets, des actes ou des expressions 106  ». Ce sont les moyens d’adopter une position ou une démarcation dans une situation et, en même temps, de l’indiquer. Il n’en ressort pas un langage rituel mais un idiome rituel, un mélange de dispositifs comportementaux. La question se pose alors : quels sont les signes du lien qui unissent les non pratiquants à leur pasteur – au sens général du terme - et plus généralement à l’Eglise, à leur Eglise ? Le premier de ces signes semble se matérialiser dans les demandes que les distancés adressent à l’institution ecclésiale : Le curé, l’Eglise sont là pour « baptiser, confirmer, marier et enterrer ».telle est la compréhension sommaire, mais juste que les distancés gardent de l’Eglise. Nous les examinerons plus en détail dans la partie du travail consacrée au statut de la religion émotionnelle.

Actes ecclésiastiques mis à part, la difficulté d’établir avec précision les signes du lien vient du fait qu’on ne sait pas très bien qui est responsable de les entretenir. Cette ambiguïté au niveau de la demande devient particulièrement apparente lorsqu’on aborde la question des la visite pastorale. La demande des distancés repose en fait sur des présomptions implicites qui sont parfois contradictoires. D’une part, ils attendent du prêtre ou du curé qu’il prenne l’initiative de la visite, d’autre part il est extrêmement rare qu’un paroissien prenne directement contact avec le prêtre de sa paroisse pour lui demander explicitement une visite. Les demandes se font implicitement, quand elles se font, par l’intermédiaire de voisins, de proches d’autres paroissiens. Et pourtant, cette attente existe : « Voilà 10 ans que nous habitons dans le quartier, à deux pas de l’église et le prêtre n’est jamais venu nous voir ! » ou dans une version un peu plus virulente : « Voilà 15 ans que j’habite ici et le curé n’a jamais daigné se déranger ! ». Ce type de remarques corrobore que les distancés attendent un prêtre, un curé qui assurent et assument les signes du lien. Le non pratiquant entend ainsi garder un lien ténu avec l’Eglise. La visite est alors perçue comme une mise en ordre avec l’Eglise.

Mais cette demande de visite dépasse le cadre du formel. On peut discerner deux attentes complémentaires de la part des distancés. On attend du prêtre qu’il s’occupe de tous. A juste titre, ils réclament de lui une considération sociale et humaine. De là naît la confiance et s’accroient les signes du lien. Les prêtres et curés ne rencontrent les distancés qu’à des moments critiques de leur existence. Il semblerait qu’il n’existe aucune autre profession qui soit directement et quotidiennement en lien avec la solitude, la souffrance, la maladie et la mort. Si le prêtre abandonne ce rôle social reconnu, les distancés se tourneront vers d’autres lieux où ils pourront se dire. Mais comment un seul prêtre peut aller rencontrer un distancé se trouvant à Terrenoire, un autre à St Jean Bonnefonds et un troisième en plein centre ville ? Comment peut-il faire dans une paroisse nouvelle, plus étendue géographiquement et plus diversifiée socialement alors qu’il ne le faisait déjà pas dans son ancienne paroisse ? Ce sont aussi des questions auxquelles l’Eglise se doit d’apporter des réponses territorialisées. Ce constat n’est en lui pas une découverte et l’Eglise a tenté d’y palier en proposant aux diacres ou aux équipes d’animation pastorale de remplir ce rôle de visite. Cependant, le relationnel restera toujours déterminant et la demande est toujours adressée à une personne particulière : le prêtre. Mais comment faire accepter cela à une population « formatée » par plus de mille cinq cent ans de labellisation du prêtre comme unique intercesseur. Les modalités territoriales se heurtent à la symbolique du prêtre.

Les non pratiquants attendent parfois du prêtre qu’il participe à des fêtes profanes, à des rassemblements de quartier, de village ou à des manifestations particulières, le Noël de tel ou tel club par exemple. L’expression « apporter le salut de la part de l’Eglise » traduit bien se type de participation. Il s’agit de garantir la permanence d’un lien qui se relâche et de se signifier mutuellement une considération. Le refus de participer est souvent perçu comme un affront. Les signes du lien sont fragiles, ils méritent d’être entretenus. La présence importe plus que le contenu du message.

Nous n’examinerons la demande d’instruction religieuse que sous l’angle des motifs des parents pour légitimer l’instruction religieuse de leurs enfants. Elle est perçue comme un outil de socialisation. Le catéchisme doit servir à inculquer une honnêteté et un savoir vivre minimaux. Une pointe de moralisme perce souvent à travers la demande parentale : « Il faut lui apprendre à marcher sur le droit chemin ! ». Il s’agit de « faire ce qu’il faut faire pour être en règle avec la société et l’Eglise qui en fait partie ». Dans cette optique, le catéchisme est compris comme un lieu de passage obligé. Cette manière de considérer l’enseignement religieux entraîne une ambiguïté de taille concernant l’obligation de suivre le catéchisme. Un double langage est souvent de mise à ce propos. D’un côté, le non pratiquant affirme qu’il ne veut pas forcer son enfant : « C’est au gamin de choisir », mais dans les faits, la pression pour l’accomplissement du catéchisme reste forte. Cette obligation est légitimée par le recours à la tradition et à la reproduction sociale : « Puisque je l’ai fait, il n’y a pas de raison pour que ma fille ou mon fils ne le fasse pas ! ».

Notes
106.

GOFFMAN E, 1973, «La mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public » vol2, trad A.KIHM, Paris, Minuit, Coll Le sens commun, p 186