B. Le niveau religieux : les demandes des distancés recèlent des traces de sacralisation.

Concernant le lieu tout d’abord. Il existe un langage social des pierres. Même pour un non pratiquant, l’église reste un lieu sacré : « Un mariage sans église n’est pas un mariage ! ». Ce bâtiment reste un lieu mis à part, quand bien même on ne sait plus comment se comporter en son sein. Le lieu devient la possibilité d’un attachement et d’un souvenir concret. On dira : « J’ai communié dans telle église », « Je me suis marié dans telle église ». En cela la nécessité symbolique de la pérennité des différentes églises entrent en balance avec le coût d’entretien de celles-ci dans les nouvelles stratégies paroissiales. La résidence créait l’appartenance et la paroisse n’existait que par appartenance à un territoire, celui de la résidence et de la vie sociale. Aujourd’hui, cette triptyque est remise en compte, c’est l’affinité qui fonde une appartenance sélective à une paroisse.

Concernant le temps ensuite. Les rites de passage ressortissent au sacré en ce sens qu’ils découpent, dans le temps ordinaire de la vie, des moments forts qui sont solennisés. Les distancés vivent là dans deux conceptions du temps : l’une cyclique, l’autre linéaire. La perception cyclique, probablement archaïque, est encore profondément ancrée dans la mentalité des non pratiquants. Ce temps rémanent marque le retour du même. Il était rythmé sur la matrice de l’année liturgique. Mais les fêtes religieuses se sont rétrécies comme « peau de chagrin 107  ». Certaines fêtes survivent mieux que d’autres. Alors que l’Ascension est totalement ignorée par les distancés, la célébration de Noël recueille encore une certaine ferveur, pour des raisons sentimentales.

Le temps liturgique est remplacé par d’autres références : temps de travail, de congés, temps scolaire. Cette nouvelle perception, cyclique entraîne la célébration de nouveaux rites : promotions, vacances, week-end. Ce nouveau temps cyclique est vidé de toute signification religieuse. Ce retour du même, ce sentiment d’un éternel recommencement entraîne souvent des dépressions de fin d’année. Le stéréotype « vivement que ces fêtes soient passées », indique un désarroi plus profond que celui de la célébration d’une fête familiale devenue problématique. Nous pensons que la répétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste de l’existence. Lorsqu’il n’est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pour retrouver la présence mystérieuse des dieux , lorsqu’il est désacralisé, le temps cyclique devient terrifiant, il se révèle comme un cercle tournant indéfiniment sur lui-même, se répétant à l’infini.

La seconde perception du temps, linéaire, est marquée par la conscience de la fuite et de l’impossibilité de rattraper le passé. Les verbes accolés à cette manière de comprendre le temps sont éloquents : « perdre », « gagner », « rattraper », « courir après », voire « gérer », « prendre »… Cette liste ne se veut pas exhaustive mais elle souligne que la conception du temps aujourd’hui est économique, liée à l’efficacité, au rendement. La demande de temps sacré, de temps forts, se fait alors d’autant plus forte, du point de vue affectif. Elle représente le pôle de la stabilité dans le sentiment de fuite du temps. Il est d’autant plus nécessaire de célébrer des rites qui structurent et qui marquent d’une pierre blanche les évènements importants de la vie.

Concernant le prêtre. Il devient le représentant officiel du sacré. Il en est le responsable et le gestionnaire. Le prêtre n’est définitivement pas un homme comme les autres. Pour les distancés, il est clair que seul le prêtre est habilité à présider la célébration. La sacralisation de la fonction pastorale lui confère un caractère substitutif. Il est souvent difficile de demander aux distancés de participer activement à une cérémonie qu’ils ont demandée. Les raisons expriment une timidité et reconnaissent la compétence du ministre : « Nous lui faisons confiance ; il saura dire ce qu’il faut, au moment où il faudra ! ». Parce que la demande comporte un aspect sacré, il est nécessaire que le prêtre, compris comme l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, en soit l’unique représentant. Cruel dilemme lorsque l’on sait que dans vingt ans, il y aura une pénurie de prêtres mettant réellement en péril l’Eglise catholique en France et en Europe. Par exemple, dans le diocèse de Saint Etienne, la prévision du journal La Croix fait état de 30 prêtres pour 29 paroisses, à l’horizon 2020.

Le sacré occupe une dimension singulière dans la religion et dans la vie de l’homme en général. La religion serait ainsi le respect, à la fois fasciné et empli de crainte, porté à ce sacré : « On ne dit pas non au sacré. A Dieu on peut dire non, il s’expose  108 ». L’expression, « on ne va tout de même pas l’enterrer comme un chien » renvoie à cette intuition fondamentale liée au sacré. Le passage des grandes étapes de la vie, mais surtout celui de la mort, requiert une cérémonie rituelle. La mort, comme nous l’avons à maintes reprises constaté, est le temps et le lieu où les gens rencontrent le plus le sacré.

Ce lien avec la religion archaïque n’est plus toujours perçu. On ne sait plus pourquoi il faut accomplir tel ou tel rite. Force est de constater que les participants à des cérémonies religieuses comptent dans leurs rangs des pratiquants non croyants qui ont perdu les motifs religieux de leur participation. On peut parler alors de coutumes. Elles perdurent alors que leur signification n’est plus ou pas claire pour ceux-là mêmes qui assistent aux rites.

La « force au-dessus de nous » est une expression du sacré. Le rapport à la puissance, que nous avons dégagé dans les croyances, est bien une mise en rapport avec le sacré. Fascination et crainte se mêlent. Cela s’illustre aussi dans l’expression citée auparavant : « Votre Dieu, je le rencontre quand je vais en forêt » est un indice de la conscience d’un cosmos qui renferme une valeur sacrée, le souvenir au-delà de l’esthétisme ou de l’écologie, d’une expérience religieuse dégradée. On perçoit ainsi derrière la nature, un grand principe ordonnateur.

Dans le cadre de la crainte, remarquons que les demandes religieuses s’expriment souvent au travers d’une religion de la peur. On y croit encore, sans trop oser l’avouer : « On veut quand même faire baptiser le petit, s’il lui arrivait quelque chose ! ». L’éventualité d’un accident ou de la mort existe mais elle ne peut être envisagée de face et donc on n’ose pas la mentionner directement. La demande de baptême apparaît comme une requête de protection qui vise à préserver la vie et la santé du nouveau né. Cette religiosité est spontanée, elle s’inscrit dans le registre du « je te donne pour que tu me donnes ».

Le sacré ne se montre pas seulement dans des signes à contempler mais dans des comportements significatifs. Le rite est une modalité du faire. Cela souligne l’importance de la théâtralisation que revêt la cérémonie pour les non pratiquants. L’importance de la mise en scène est capitale. Le paradoxe souvent relevé fut dans le cas de Saint Etienne vérifié : plus les gens sont éloignés de l’Eglise, plus leur demande est traditionnelle, attachée au décorum. La théâtralisation de la cérémonie atteste à sa manière le caractère sacré de la demande. La fête, solennisant le temps et l’espace, doit être belle : « Rien ne saurait être assez beau et assez grand. Le mariage doit être le plus beau jour de ma vie ! »

Pour finir sur le sujet, le caractère pré verbal du sacré transparaît dans les réponses embarrassées que font les distancés aux questions pastorales classiques : mais pourquoi voulez-vous faire baptiser votre enfant ? ou pourquoi voulez-vous vous marier à l’église ? .Une absence de réponse n’est pas seulement due à l’inculture religieuse, elle nous est surtout apparue comme la difficulté d’exprimer simplement l’expérience du sacré : « On ne peut pas dire ce que l’on a au fond de nous ! », « On ressent quelque chose, on ne saurait pas dire quoi ».

L’ambivalence des distancés par rapport à la religion et à l’Eglise traduit une ambivalence à l’égard du sacré. Par sa potentialité tout d’abord, l’homme cherche à la fois à éviter la puissance et à s’en enquérir. Par son essence qui est de distinguer et de séparer : le religieux est à la fois sanctuarisé et sacralisé. Il est assigné à résidence, circonscrit dans des domaines précis. Cette émigration de la religion hors de la vie quotidienne et du champ de réflexion éclaire la demande et l’agir des distancés. Le sacré apparaît comme l’outil majeur afin de maintenir un lien avec l’Eglise et en même temps, un moyen de prendre ses distances. Le sacré permet aux non pratiquants de s’impliquer ponctuellement, tout en laissant aux gestionnaires du sacré la mission de s’occuper de la religion en plein temps.

Enfin, par rapport aux dimensions culturelle et idéologique de la société : le sacré offrait un rapport au mythe, qui a complètement disparu aujourd’hui. Le mythe, en tant que récit sacré, ne peut plus être reçu comme explication plausible des phénomènes de notre monde. Sa prétention objectivante l’a rendu caduc. La pensée scientifique a fait voler en éclats la vision mythologique du monde.

Le sacré n’est donc plus vivable intégralement dans une société sécularisée et marquée par la science. Le mythe fondait en quelque sorte le rite. Ce lien entre ces deux grandeurs est brisé, seul subsiste le rite qui a perdu un de ses sens essentiels mais qui reste un trait majeur de la religiosité moderne.

En conclusion nous pouvons dire que les individus sondés refusent les structures contraignantes et préfèrent des micro-associations temporaires et électives pour exprimer leur sociabilité religieuse. Celle-ci, comment cela vient d’être esquissée, est de l’ordre de l’émotionnel et du sentimental. Nous devons analyser de quelles manières l’Eglise tente d’appréhender ces dimensions de la religiosité des distancés. La demande rituelle nous apparaît comme la sollicitation majeure et un principe de territorialisation adopté par l’institution diocésaine locale..

Notes
107.

Selon l’expression consacrée de LAMBERT Y, 1985 in « Dieu change en Bretagne, la religion à Limerzel de 1900 à nos jours », Paris, cerf, p255

108.

VAHANIAN G, 1992, in « L’utopie chrétienne » Paris, Desclée de Brower, p11