A.Première observation : une religion sentimentale

Quatre motifs majeurs incitent à donner une interprétation de cette « religiosité populaire » comme l’appelait un prêtre, qui prenne pleinement en compte l’aspect sentimental de la religiosité des sondés.

  • Le premier est le caractère d’immédiateté. Que cela soit au travers de l’analyse de la perception et des lois qui la commandent ou au travers des croyances et des relations, cette manière de saisir le monde est omniprésente. Or, c’est bien au sentiment que nous renvoie une telle compréhension du monde. Le « sentir » désignant précisément un mode de prise de conscience qui opère sans distance et sans intermédiaire. L’objet du sentiment est ce qui nous touche directement. Le sentiment est donc bien une manière d’être au monde, caractérisée aussi par une transformation de notre rapport à ce dernier. Cette dimension sentimentale n’était que très peu exprimée dans une religiosité « comportementalisée » par l’institution
  • Le second motif est le caractère indiscutable et indiscuté du savoir des sentiments. Ils sont jugés infaillibles : « les sentiments ne trompent pas ! » ou « il ne peuvent plus mentir ». Lorsque l’on aborde les thèmes de la religion et des rapports à l’Eglise, les distancés n’argumentent pas leurs positions. Leur attrait ou leur rejet font partie des réalités inexplicables. C’est une des caractéristiques essentielles : « C’est le cœur qui nous ouvre les portes de la foi ! » ou encore « C’est au fond de moi, je ne peux pas l’expliquer ». Cet aveu est l’expression d’un sentiment dont on peut saisir l’intentionnalité justificative et protectrice. Cette assurance légitime le souhait de structures adéquates et à défaut, leurs propres productions.
  • La spontanéité et le naturel attribués aux sentiments illustrent le troisième motif. Les lois du vécu et de l’expérience trouvent ici leur point d’appui. La vie affective guide l’adhésion ou le rejet : « J’aime ou je n’aime pas… », « j’ai envie ou pas envie… », « Ca me touche ou ça ne me touche pas… ». De telles expressions que nous avons volontairement sorti de leur contexte afin de bien montrer l’emploi de tels vocables, dénotent la valeur accordée aux sentiments et donne encore plus de poids à l’individualisation des croyances et pratiques.
  • Le quatrième motif se donne à lire dans le caractère forcément égocentré de la perception du monde de la religion telle quelle est décrite par notre population sondée. Les demandes sont façonnées en fonction des attentes, des joies et des déceptions du pratiquant occasionnel. Le sentiment devient le lieu de la subjectivité par excellence. Il englobe et récapitule toutes les autres capacités de perception. La relation joue donc un rôle central. Cela renforce le fait déjà souligné : le contenu du message importe moins que la quantité des contacts instaurés entre le prêtre et le non pratiquant. Cette religion à la carte produit des modalités suivants les mêmes schémas.

D’ordinaire, les sondés manifestent une absence de relations avec l’Eglise et la religion n’habite pas leurs préoccupations. Lors des entretiens, ce rejet, cette indifférence ne s’adressent pas « virulemment » contre l’Eglise locale, celle d’aujourd’hui. L’indifférence affichée semble trouver son origine dans un ressentiment contre une Eglise ayant utilisée le levier de la peur pour mieux asseoir son message et son pouvoir. Par conséquent, les populations rejettent les structures et les territoires classiques de l’institution pour signifier leur rejet d’une dominance de l’Eglise.

Les traces et les vestiges de ce ressentiment sont profonds et divers. La trace la plus visible se repère dans un anti-cléricalisme, anti-intellectualisme caché, qui est précisément de l’ordre de l’affectif. On constate une réaction viscérale contre tous ceux qui dissèquent et théorisent : « Le prêtre ? Il n’a pas les pieds sur terre… C’est un intellectuel…. Je ne suis pas un intellectuel, moi ». Pour la plupart des personnes interrogées, le prêtre vit dans un monde abstrait, idéal, loin des dures réalités matérielles de l’existence.

Cet anti-cléricalisme renvoie au temps où les prêtres étaient considérés comme des notables. On retrouve donc, les traces de la vieille césure stéphanoise, les deux mondes : le rouge, celui de l’ouvrier et le noir, celui de l’Eglise et de la bourgeoisie locale. Il se formule d’une double manière : d’abord dans une mise en doute de certains des propos pastoraux : « Il ne faut quand même pas croire tout ce que nous raconte l’Eglise ! », ensuite dans une revendication d’autonomie dans le domaine de la foi : « Je suis assez grand pour m’adresser à Dieu directement ! ». Cette dernière revendication est typiquement de nature réactive ; elle est une protestation implicite contre l’ingérence de l’institution : elle veut régenter les consciences, alors que ses discours ne sont pas perçus comme efficace : « Leurs discours ? Ce n’est pas cela qui fera venir les gens dans les églises ! » ou encore « La mort ? Toutes ces belles paroles n’y changeront rien… ».

Clercs et institutions sont pointés du doigt. Certains leur en voudront même de se tourner vers une pauvreté géographiquement lointaine, « alors qu’il faudrait s’occuper des pauvres de chez nous ». Le sentiment d’abandon se manifeste par la fameuse critique de l’institution- Eglise, comprise comme un monde froid et distant : « Le curé n’a pas de temps à nous consacrer, donc nous n’existons pas pour lui ! ».