I. Remise en question de la figure du « pratiquant régulier »

Le « pratiquant régulier » défini comme le fidèle qui conforme le rythme de son existence aux obligations cultuelles fixées par l’Eglise, demeure la figure typique du monde religieux qui s’est inscrit dans la civilisation paroissiale.

Nous ne reviendrons pas sur les caractéristiques de ce système, longuement développées dans cette thèse, mais il important de signaler que l’on se réfère toujours à une figure qui fut longtemps l’horizon rêvé d’une stratégie pastorale et donc territoriale, visant à la réalisation d’un « monde pratiquant  121 » parfaitement intégré, dirigé par l’Eglise. Ce modèle idéal n’a jamais été celui qui s’est appliqué à la France. La vision d’un peuple de catholiques rassemblés dans les églises et encadrés par les prêtres est toujours restée à l’état de vision. Il serait plus juste de parler de diversité des « civilisations de pratiquants 122  ». Si l’existence et la prégnance du système paroissial ne souffrent d’aucune remise en question, il a évolué dans le temps. La figure emblématique du « pratiquant régulier » ne se définit elle-même que dans une double tension : intra confessionnelle avec les figures du pratiquant irrégulier ou du non pratiquant et extra confessionnelle avec celles du sans religion ou du pratiquant d’une autre confession. La figure du pratiquant révèle la réalité d’un monde différencié où la capacité d’emprise de l’Eglise est remise en question.

Il est la référence utopique d’un monde religieux plein. L’affaissement de la pratique religieuse qui malgré tout ce qui vient d’être dit, reste l’indice le plus probant de la perte d’emprise du catholicisme dans la société, ne témoigne pas seulement de la crise des observances institutionnellement contrôlées dans nos sociétés. Elle met en avant un épuisement de l’utopie religieuse que cristallisait la figure du pratiquant régulier. La figure emblématique du pratiquant est associée à la stabilité des identités religieuses et à la permanence des communautés au sein desquelles ces identités se transmettent et s’expriment. C’est cet idéal de la participation religieuse qui est remis en question, confronté à la mobilité des appartenances, à la dérégulation des procédures de la transmission religieuse – dont nous avons évoqués les traits plus haut- et à l’individualisation des formes d’identification.

Cependant, cette figure demeure en dépit de la dissociation de la croyance et de l’appartenance, la figure étalon de la participation religieuse. Pour l’institution, elle reste le prisme à travers lequel elle identifie le noyau dur de ses fidèles. Pour le catholicisme, cela s’explique du fait que la pratique régulière définit une population très homogène, du point de vue des croyances religieuses mais aussi du point de vue des orientations éthiques. Cette approche trouve toutefois sa limite, dans la mesure où cette population se rétrécit constamment, dévaluant ainsi la fonction étalon de la figure du pratiquant. Dans un pays comme la France où 64% des individus se déclarent catholiques mais ou moins de 10% vont à la messe tous les dimanches, la référence à la normalité religieuse incarnée par le pratiquant régulier perd une bonne partie de sa pertinence.

De façon plus intéressante, on découvre au fil des enquêtes que la figure du pratiquant tend elle-même à changer de signification : parallèlement à sa prise de distance vis-à-vis de la notion d’obligation, fixée par l’institution, elle se réorganise en termes de « besoin » et de « choix personnel ». Sensible chez les jeunes catholiques, cette valorisation de l’autonomie du choix pratiquant par rapport à la contrainte institutionnelle est aussi ce qui permet aux intéressés d’adopter une « catholicité à géométrie variable ». La non participation régulière à des pratiques classiques n’est pas perçue comme un manquement. « L’envie » supplante la nécessité. L’obligation devient personnelle et intérieure. La communauté est importante pour « l’inciter à la fidélité », de même que l’institution qui lui permet de « se situer », mais elles ne peuvent, au bout du compte, rien prescrire au fidèle. D’autres diront encore, d’une manière un peu lapidaire : « On est membre de l’Eglise catholique, mais on est obligé à rien. On le fait parce qu’on le sent ! ». Ces réorganisations internes de la figure du pratiquant engagent donc la conception de l’appartenance. Elles nécessitent de reconsidérer la centralité de la pratique pour mesurer le degré d’emprise de l’institution sur ses fidèles.

Dès lors, comment proposer des structures organisationnelles et territoriales à des populations qui pensent leur religiosité en termes « d’envie », de « choix » ou de « besoins ». L’individualisation et les pratiques à la carte correspondent à un régime de co-productions de territoires alors que le pratiquant régulier, lui, est dans un régime de pleine acceptation des modalités émanant de l’institution.

La figure qui paraît cristalliser le mieux la mobilité caractéristique de la modernité religieuse, qui se construit à partir des expériences personnelles est celle du pèlerin. Associer modernité et pèlerinage peut paraître surprenant. Le terme renvoie à une forme de pratique ancestrale et est historiquement parlant, antérieur au pratiquant régulier. A première vue, le pèlerin incarne une forme ancienne et pérenne de la religion et de la sociabilité religieuse. Cependant, on ne saurait négliger le nombre impressionnant des jeunes « pèlerins » lors des JMJ ou encore l’ampleur des phénomènes pèlerins historiques et surtout leur caractère social, aux multiples dimensions religieuses, politiques, économiques et culturelles. En utilisant ce vocable et cette figure, l’objectif n’est pas de comparer le passé avec le présent. Il est de dessiner la figure contemporaine du pèlerin qui puisse rendre lisible la spécificité de la modernité religieuse; de la même façon que celle du pratiquant régulier définissait les traits typiques d’une socialité religieuse paroissiale qui servit longtemps de référence à la description du paysage religieux.

Notes
121.

HERVIEU LEGER D, 1999 « Le pèlerin et le converti : La religion en mouvement » p 90

122.

LE BRAS G, 1945 « Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France », Paris, PUF