IV . Pratiquant et pèlerin : deux modèles de sociabilité religieuse opposés

Les observations réalisées dans le diocèse de Saint Etienne complétée par une analyse des travaux produits sur le sujet permettent de construire les deux figures majeures des formes de la religiosité contemporaine, à travers le filtre des pratiques : celle du pratiquant et celle du pèlerin.

PELERIN PRATIQUANT
volontaire obligatoire
autonome institutionnalisée
modulable fixe
individuelle communautaire
mobile territorialisée, stabilisée
exceptionnelle répétée et ordinaire

Ces deux formes renvoient logiquement à des manières différentes d’en marquer le contrôle et de les inscrire dans des cadres territoriaux. La distinction entre ces deux figures est dans le degré de contrôle institutionnel dont l’une et l’autre font l’objet.

Le pratiquant se conforme à des dispositions fixées qui ont un caractère obligatoire pour l’ensemble des fidèles. Lorsque cette observance est solitaire, elle conserve néanmoins une dimension communautaire. La pratique ou pour être plus juste, les pratiques pèlerines sont au contraire volontaires et personnelles. Elle demeure être un choix individuel même si le pèlerinage prend souvent une forme collective. Ainsi, le pratiquant régulier stéphanois se conformera aux structures et aux modalités de l’Eglise diocésaine alors que le pèlerin, lui, les jugera et les adaptera en fonction de ses attentes.

Le degré de régulation institutionnelle détermine aussi les significations que les intéressés se font de leur propre participation. Cela ne signifie aucunement que la pratique régulière ne puisse être vécue sous des formes plus lâches, autorisant des prises de distance par rapport aux sens que l’institution peut affectés à ces gestes prescrits. Toutefois, il est clair que s’imposent aux observants réguliers, des significations primordiales, confirmées dans leur fidélité pratiquante. L’office dominical est un marqueur de cette figure pratiquante. Or, il s’agit à partir du geste d’aller ou de ne pas aller à l’église le dimanche que l’on juge généralement un individu pratiquant ou non et non sa réelle participation du début à la fin de la messe. Au contraire, la pratique pèlerine est modulable. Elle autorise ainsi des investissements subjectifs différenciés dont le sens est finalement produit par l’individu qui les réalise.

Ces deux figures s’opposent dans la mesure où elles incarnent deux régimes distincts du temps et de l’espace religieux. La figure du pratiquant est liée à une certaine stabilité territoriale des communautés (la paroisse et d’autres structures fortes). Pratique mobile, le pèlerinage – dans son acception large qui vient d’être proposée- renvoie à une forme de spatialisation du religieux différente : celle du parcours que ce « pèlerin moderne » dessine, des itinéraires qu’il balise et sur lesquels les individus se déplacent. C’est un ensemble de pratiques exceptionnelles qui définissent chacune un moment d’intensité religieuse qui ne s’inscrit pas dans les rythmes de la vie ordinaire et qui rompent avec l’ordonnancement régulier du temps des observances pratiquantes. Il appelle à une mobilisation particulière qui rompt avec la monotonie des pratiques régulières.

Nous illustrons cette analyse à travers le cas d’une jeune stéphanoise, « plus ou moins active » d’après ses dires dans le réseau d’aumôneries scolaires. Son expérience religieuse est motivée par la recherche d’une intensité et d’une émotion fortes, en rejetant toute contrainte et tout caractère normatif d’expression. Cette classification est volontairement exagérée. Ces deux figures entrent en réalité dans des jeux complexes d’attraction, de répulsion et de combinaison dont il faudrait, au cas par cas, démêler les logiques. L’hypothèse formulée – que cette thèse tente de vérifier- est que l’institution catholique, diocésaine ou nationale, confrontée à l’expansion d’une religiosité individuelle et mobile sur laquelle elle n’a qu’une faible emprise, s’efforce de canaliser et d’orienter celles-ci en inventant ou récupérant les formes d’une sociabilité religieuse pèlerine, qu’elles espèrent mieux ajustées aux demandes spirituelles contemporaines que les regroupements classiques (les paroisses) des pratiquants.