A. « L’arbre qui cache la forêt » : un paysage religieux difficilement perceptible

L’inventaire des modalités de la présence territoriale de ces groupes dispersés livre un paysage régionalement différencié jusqu’à un certain point, mais marqué partout par la dissémination, la discrétion et la mobilité. Un trait commun à ce paysage est l’engagement important de permanents et bénévoles laïcs. Cette dissémination s’accorde avec des formes nouvelles de mobilisation venues d’en bas. Celles-ci sont couramment le fait d’initiatives individuelles ou collectives locales, prises en fonction des affinités, solidarités, expériences partagées ou intérêts communs que les acteurs font valoir eux-mêmes, sans référence ou en référence souvent ténue à des orientations pastorales prescrites par des autorités institutionnelles.

Ainsi, nous pouvons avancer que les catholiques sont présents partout en petit et parfois très petit nombre, sur l’ensemble du territoire, mais qu’ils ne sont certainement plus là où l’Eglise les a longtemps attendus et les y attend peut-être encore. Nous venons de mettre en lumière les dynamismes récents et visibles autour des comportements spirituels, communautaires et pèlerins qui, aujourd’hui sont les formes les moins convenues et les plus créatives de l’expression de la foi. Ils invitent à une réflexion sur la double mobilité des catholiques : ces populations, d’une part, élaborent ou répondent à des propositions des plus variées, adoptant au-delà de tous les formalismes, des conduites personnelles construites dans un foisonnement d’offres et de demandes plus ou moins cohérentes ; d’autre part, elles vont chercher sans crainte de se déplacer ici ou là, les engagements qui leur conviennent pour une durée à leur libre convenance.

Le modèle majeur de la religiosité actuelle est celui du « pèlerin ». C’est une religiosité modulable qui traverse les délimitations confessionnelles qui s’impose au cœur même du catholicisme. Ensuite, ce modèle correspond concrètement à une forme de sociabilité religieuse en pleine expansion qui s’établit elle-même sous le signe de la mobilité et de l’association temporaire. Il illustre la condition religieuse moderne caractérisée par l’impératif qui s’impose à chacun de produire lui-même les significations de sa propre existence à travers la diversité des situations qu’il expérimente.

La religiosité pèlerine désigne alors la tentative individuelle pour interpréter cette succession d’expériences disparates comme un parcours ayant un sens, consciente que d’autres rencontres, d’autres expériences pourront toujours réorienter ce parcours vers d’autres directions. Elle se caractérise tout d’abord par la fluidité des contenus de croyance qu’elle élabore, en même temps que par l’incertitude des appartenances communautaires auxquelles elle peut donner lieu. Mais la référence à la religiosité pèlerine n’est pas seulement une manière métaphorique de dire la mobilité contemporaine du croire. Elle permet parallèlement de suivre l’émergence concrète des « pratiques pèlerines », en pleine expansion et qui dessinent les contours de formes inédites de sociabilité religieuse. Pratiques volontaires, mobiles, facultatives, modulables et exceptionnelles, ces pratiques pèlerines s’établissent à distance des formes classiques de la pratique religieuse institutionnelle, collective, obligatoire, normée et ordinaire, mise ne œuvre au sein de communautés locales stables.

L’observation des grands rassemblements qui rencontrent un succès croissant, particulièrement chez les jeunes, ou celle du développement d’une sociabilité des hauts lieux et des moments forts » qui renouvelle et réinvente les pratiques de pèlerinage anciennes offrent, parmi d’autres terrains possibles, le moyen de dégager les traits d’une sociabilité pèlerine effectivement pratiquée. La même attention doit concerner le déploiement de ces réseaux affinitaires constamment redéfinis par la circulation des individus qui y trouvent, à un moment donné de leur parcours, les conditions favorables à l’expression et à l’échange de leurs expériences. Le développement de cette « religiosité pèlerine » soumet l’institution à un double défi à relever.