Cette religion des temps forts est également une religion des hauts lieux et des espaces changeants. Cette fluidité territoriale localise ce second défi à relever. La religiosité pèlerine est une religion de la mobilité et de la circulation. C’est une religion « hors piste 126 » qui reflète la fluidité individualisée des croyances. Elle renvoie elle-même à la condition de déracinement de l’individu moderne, libéré formellement, du poids des appartenances locales, familiales, religieuses, professionnelles et même nationales, constitutives pendant des siècles d’identités stables. La floraison tous azimuts des demandes identitaires, qui retient aujourd’hui l’attention des sociologues et dans une moindre mesure celle des politiques, est la manifestation inversée, de cet éclatement des enracinements communautaires au sein desquels se transmettaient les codes collectifs du sens, organisateurs de la vie des individus. Expérimentée dans tous les domaines, la mobilité est un facteur de la dissolution de la paroisse comme structure territoriale et du système paroissial qui fut très tôt repéré. Les mouvements migratoires ont ébranlé depuis forts longtemps les cadres spatiaux de l’activité pastorale et ils sont aujourd’hui submergés par un mouvement de délocalisation des appartenances qui engagent, au-delà des conditions fonctionnelles de l’exercice pratiquant, la conception que les individus eux-mêmes se font de l’intégration religieuse.
A ce mouvement répond la valorisation de hauts lieux qui offrent aux croyants la possibilité de mobiliser un imaginaire de l’enracinement, tout en magnifiant leur capacité d’aller et de venir en choisissant les lieux où « ils se sentent chez eux ». Car le croyant moderne ne se contente pas de revendiquer l’authenticité subjective de son parcours spirituel : il revendique aussi de pouvoir choisir sa communauté, afin de trouver, dans le cadre qui lui convient, les conditions les plus favorables à l’échange de son expérience individuelle avec celle des autres croyants. Les « paroisses affinitaires » où des individus choisissent de se retrouver sans tenir compte des affectations liées à la résidence ont existé bien avant les regroupements récents. L’Eglise elle-même, prenant acte de l’inadéquation croissante des structures territoriales de la paroisse, s’est efforcée de rejoindre les hommes dans les différents milieux où s’organisait leur vie réelle et de regrouper des catholiques partageant des expériences similaires dans leur vie civile. Même s’ils n’entendaient pas substituer ces formes de regroupement spécialisés à la paroisse, considérée toujours – et encore- comme le cadre naturel de la vie religieuse, ces choix pastoraux ont contribué à la remise en question d’un mode d’organisation locale de la vie religieuse qui voulait signifier, en regroupant les fidèles les plus divers sur la seule base de leur lieu d’habitation, l’universalité de l’Eglise. On prenait ainsi acte d’un déplacement fondamental des appartenances, de la communauté villageoise et locale au milieu de travail, générateur des solidarités sociales les plus puissantes.
Le phénomène contemporain de la délocalisation de la sociabilité religieuse est différent par son extension et par sa nature. La mobilité n’est pas seulement une contrainte de la vie moderne avec laquelle l’Eglise doit composer mais est une situation revendiquée par les croyants au nom du libre jeu des affinités entre individus. La progression d’une sociabilité religieuse en réseau, dont les communautés dites nouvelles sont l’une des composantes essentielles, bouleverse la spatialisation des appartenances qui fut l’une des dimensions majeures de la régulation catholique. Des compromis ont été passés pour assurer une certaine réintégration de ces communautés dans le tissu « nouveau » des paroisses et des diocèses, seul moyen, pour l’autorité ecclésiastique, de replacer ces groupes largement autorégulés dans l’orbite de son contrôle et de montrer une certaine « modernité » de l’Eglise 127 .
L’Eglise a réactivé, pour y parvenir, des dispositifs institutionnels et juridiques élaborés pour régler en interne le problème récurrent du contrôle des ordres et congrégations religieuses, qui défiaient eux aussi les structures territorialisées du pouvoir religieux. Les communautés nouvelles ont perçu, la plupart du temps, l’intérêt que présentait, pour leur propre stabilisation autant que pour l’obtention de leur légitimité religieuse, l’acceptation de l’autorité ou au moins de l’arbitrage de l’«ordinaire du lieu». Le problème de la compatibilité entre une logique affinitaire (familles spirituelles constituées sur la base du volontariat de leurs membres) et une logique territoriale, qui demeure la base de l’organisation du contrôle ecclésiastique, est loin d’être entièrement réglé. Ce problème est d’autant plus compliqué que les paroisses locales qui réunissent un nombre amenuisé de fidèles et qui sont privées, du fait de la pénurie de personnel ordonné, de leur encadrement clérical traditionnel, sont elles-mêmes aspirées par un fonctionnement « au volontariat » qui fait prévaloir, en leur sein, des logiques affinitaires : sociales, idéologiques et culturelles, qui devraient en principe, leur être étrangères. Les autorités ecclésiastiques sont confrontées à l’expansion de cette sociabilité en réseau qui cristallise des groupements d’intérêt spirituel et revêt parfois des dimensions trans-diocésaines voire transnationales.
La crise de la spatialité religieuse est l’un des lieux majeurs d’un ébranlement qui atteint, en son principe, les logiques de l’exercice du pouvoir dans le catholicisme.
LAMBERT Y, 2000 « Religion : développement du hors piste et de la randonnée » in BRECHON P « les valeurs des français, évolutions de 1980 à 2000 » Paris, Armand Colin
COHEN M, 1986, « Vers de nouveaux rapports avec l’institution ecclésiastique en France : l’exemple du renouveau charismatique en France » Archives des sciences sociales des religions. N° 62.