V : Mobilité, flou et précarité : les caractéristiques du modèle religieux

Ces expressions éclatées d’un vivre ensemble catholique défini par les acteurs eux-mêmes contribuent à produire un modèle d’ecclésialité caractérisé par la mobilité, le flou et la précarité des coopérations comme des mobilisations : un catholicisme pluriel enchâssé dans une institution qui, faute de pouvoir reconnaître complètement le pluralisme qui l’habite, au risque de renier sa constitution institutionnelle formelle, est contrainte de gérer au coup par coup, de façon pragmatique, la pluralité qui s’impose à elle. L’exercice de l’autorité épiscopale la plus adaptée à cette situation consiste à valider des propositions et des initiatives qui émanent de la base. Une fois de plus, cette problématique est aux antipodes de celle du « mandat » qui, en associant formellement les militants des mouvements catholiques à la mission même de l’évêque, les présupposait dépourvus de toute capacité autonome de produire le sens de leur action, ou requérait de rendre compte de leurs activités à une autorité.

Le service de l’institution consiste avant tout, comme l’exprimait une femme interrogée sur le sens de son engagement intensif et bénévole dans la paroisse St Blandine, « à faire Eglise là ou on se trouve, avec ceux que l’on rencontre et avec qui on vit une relation forte ». Dans cette fusion communautaire, la promesse de la présence de Jésus, est supposée être donnée « dans les liens affectifs qui nous lient ». La référence à l’autorité s’exprime elle aussi dans ce registre des affects, dont l’expression de « l’amour » porté au pape – à l’actuel au moins- constitue une des clés principales. Cette construction intensément émotionnelle et affective du rapport à l’Eglise et à ses instances s’illustre dans les propos des sondés : « Etes-vous soumis à l’Eglise ? ». La réponse « indignée » est que cette question ne revêt aucun sens car il ne peut en aucun cas s’agir de soumission ou d’obéissance, dans la mesure où il s’agit d’amour.

Réponse évangélique et traditionnelle par excellence. Cependant, en approfondissant les entretiens, on peut combiner cette réponse avec l’affirmation récurrente, hypothétique que « mon engagement ecclésial est avant tout une source d’épanouissement, une manière d’être moi-même », on constate que l’invocation de l’amour porté à l’Eglise prend aussi un sens nouveau en s’inscrivant dans l’univers de l’individualisme expressif. Le rapport à l’institution ne s’exprime jamais comme un devoir ou en référence première à la mission que l’Eglise veut conférer à chaque baptisé. L’insistance est forte sur les bénéfices personnels qu’assure la participation : « mon engagement m’apporte énormément ; le contact avec les jeunes à l’aumônerie est un grand plus dans ma vie ». L’engagement se vit « comme une expérience personnelle et communautaire de la présence de Dieu ». L’évaluation de la participation devient l’affaire de l’individu, seul à même de juger de cette « présence » qui doit être « ressentie ». Elle incombe aussi au groupe dans lequel l’individu s’insère concrètement et qui éprouve collectivement cette présence.

Ce mouvement d’érosion est en cours et peut susciter des revendications en sens contraire sur lesquelles l’Eglise peut être tentée de s’appuyer pour préserver le régime traditionnel de son institutionnalité. Mais dans l’ordinaire des communautés, le remaniement est lui aussi en cours. Il s’effectue lentement, progressivement, discrètement. Il donne lieu à certains conflits, à certaines tensions liés à la redistribution des rôles, révélant ici et là, des enjeux plus profonds sur la définition même de l’Eglise et de l’autorité sur ces mêmes communautés : une équipe de catéchistes que l’arrivée d’un diacre dessoude, la reprise en main par un prêtre fraîchement nommé de la gestion des funérailles ou de la préparation au mariage…. Les exemples foisonnent et illustrent que ces redistributions appellent une observation minutieuse des signes difficilement perceptibles qui marquent le déplacement des représentations et des modes d’exercice de l’autorité religieuse. Ils localisent des conflits rarement idéologiques, prenant le plus souvent la forme de conflits de personnes.