Chapitre 1. The Magus

1. Introduction

The Magus est un roman qui occupe une place particulière dans l’œuvre de John Fowles. Publié en 1966 après le succès de The Collector (1963), il est néanmoins considéré par son auteur comme son premier roman et d’après certains critiques il serait la matrice d’où sont sortis les autres romans. Dans son étude, Form and Meaning in the Novels of John Fowles, Susana Onega affirme :

The Magus may be said to constitute the nucleus of the writer’s thought around which the other novels grow. 26

Cela est d’autant plus patent que la ressemblance phonique entre le titre de ce roman et le titre de son dernier roman publié en 1986, A Maggot, laisse entendre qu’un fil conducteur mène de l’un à l’autre, qu’un rapport étroit de l’ordre de la répétition s’établit entre son roman initial et celui qui clôt provisoirement son œuvre romanesque. Quelque chose se répète d’un roman à l’autre et l’insistance même de cette répétition suggère que John Fowles est interpellé par quelque chose qu’il ne parvient pas à cerner mais qui, de façon paradoxale, en lui échappant, s’inscrit en fin de compte en creux dans ses romans.

En 1977, onze ans après sa première publication, Fowles a ressenti le besoin de reprendre et de retravailler ce roman et, ce faisant, il en a modifié de façon significative le texte. L’ampleur de cette révision est précisée par l’auteur dans l’avant-propos de la nouvelle version où il écrit :

‘Though this is not, in any major thematic or narrative sense, a fresh version of The Magus, it is rather more than a stylistic revision. A number of scenes have been largely rewritten, and one or two new ones invented. (p. 5).’

Selon les dires de Fowles lui-même, cette façon de retravailler le texte va bien au-delà d’une simple révision stylistique et révèle, au fond, une caractéristique importante de son œuvre qui apparaît en filigrane dans tous ses romans et que l’on pourrait appeler l’insistance de la répétition ; quelque chose fait retour, se répète inlassablement que l’auteur ne parvient ni à liquider ni à cerner et qui l’entraîne à toujours recommencer. Les ressemblances entre les différents romans sont frappantes et bien des critiques n’ont pas manqué de le souligner à leur manière. Ainsi pour Susana Onega les romans de Fowles sont complémentaires et abordent de manière différente les mêmes idées :

‘John Fowles’s six full-length novels must be viewed as complementary texts offering alternative readings of the same basic ideas. 27

Dans The Art of John Fowles, Katherine Tarbox semble dire la même chose quand elle affirme :

‘Each novel ultimately tells the same story, and the story of the survival of individual freedom is the only story. (…). In telling his urgent story again and again, Fowles is really conveying his sense that the process of understanding is what he considers important. 28

Ou encore Simon Loveday dans The Romances of John Fowles qui constate une récurrence thématique d’un roman à l’autre :

‘As we come to look at Fowles’s work in greater detail we shall find a limited number of themes recurring in it very consistently. These themes – which are prominent in both fiction and non-fiction – can be grouped under four headings: the Few and the Many; the domaine; the contrast between the masculine and the feminine character; and the importance of freedom. 29

Loveday relève également la récurrence d’une structure tripartite basée sur trois personnages dans chaque roman : le vieillard, le héros et l’héroïne :

‘(…) a three-fold structure (old man, hero, and heroine) which in one transformation or another recurs in every one of his full-length fictions. 30

Ces critiques insistent sur une problématique qui relève en grande partie de l’intentionnalité de l’auteur, de l’herméneutique, voire même de la didactique. Or, même si l’intention ou le « vouloir-dire » de l’auteur est présent au départ, ce qui importe est bien davantage ce qui échappe au contrôle de l’auteur, ce que son intentionnalité ne parvient pas à capter ou à exprimer. La réécriture de The Magus à la fois souligne le rôle charnière de ce roman dans l’œuvre de Fowles et met en évidence cette quête d’un impossible qui échappe à la logique du sens. Cela correspond à un phénomène que John Fowles lui-même, en tant que lecteur, détecte dans les romans de Thomas Hardy, auteur pour qui il entretient une admiration particulière, mais c’est un phénomène qui se rapporte tout aussi bien à sa propre pratique d’écriture :

‘One enigma about all artists, however successful they may be in worldly or critical terms, is the markedly repetitive nature of their endeavour, the inability not to return again and again on the same impossible journey. One must posit here an unconscious drive towards an unattainable. The theory also accounts for the sense of irrecoverable loss (or predestined defeat) that is so characteristic of many major novelists. 31

D’une version à l’autre de The Magus, d’un roman à l’autre de John Fowles, nous pouvons affirmer comme Jacques Lacan dans Encore que quelque chose « ne cesse pas de ne pas s’écrire » 32  ; et si l’on s’attache à ce lien établi par Lacan entre écriture et sexualité, on peut comprendre ce dont il est question dans les romans de Fowles qui jouent simultanément sur l’impossibilité du rapport sexuel et sur l’impossibilité du rapport textuel. C’est dire que dans ces romans, comme dans tout roman littéraire où la représentation fait place à un travail de la lettre, derrière le vouloir-dire il y a un vouloir-jouir qui parvient in fine à se faire entendre.

Dans ces conditions il n’est pas étonnant de constater que la problématique de l’écriture constitue un fil conducteur dans ce premier roman labyrinthique qu’est The Magus. John Fowles souligne cette préoccupation avec l’écriture dans l’avant-propos de la version de 1977 lorsqu’il définit le roman en ces termes :

‘“The Magus” remained essentially where a tyro taught himself to write novels. (p. 5)’

Ce roman, qui signe les premiers pas de Fowles dans la littérature, est un roman tentaculaire à l’intérieur duquel prolifèrent et se combinent maints récits parfois contradictoires, parfois complémentaires et qui appellent interprétation de la part du protagoniste et de la part du lecteur. Ce qui fait tenir l’ensemble et lui donne sa cohérence est le récit du personnage principal, Nicholas Urfe, qui est à la fois narrateur rétrospectif de son propre récit, et également narrataire en tant qu’il reçoit les quatre récits que lui fait Maurice Conchis, ce qui fait de lui un avatar du lecteur, offrant au lecteur réel une position de lecture.

Le récit de Nicholas, qu’un critique a fort à-propos appelé « the overarching narrative » 33 , fonctionne effectivement dans l’architecture du roman comme « arche » et fournit le cadre à un jeu complexe d’échos et de renvois. L’effet de caisse de résonance est poussé à l’extrême par les récits de Conchis qui se répercutent dans le récit principal et en quelque sorte creusent un vide dans le centre du récit qu’ils semblent remplir. D’une manière semblable les récits de John Fowles rebondissent sur l’arche textuelle du lecteur qui se prête au jeu dans lequel Nicholas l’entraîne. Ainsi l’intertextualité qui travaille le texte reflète quelque chose qui tente de se reconstituer, de l’ordre du « “re-membering” littéraire ». 34 Le souvenir s’inscrit dans la faillite du sens faisant sous-venir autre chose que masquait le sens, qui n’est autre qu’un fonctionnement différent du langage qui s’articule autour de ce qui est le « membre » constitutif du signifiant : la lettre.

Les récits de Conchis sont des « paraboles », à la fois dans le sens biblique et dans le sens mathématique du terme. Au premier niveau il s’agit de récits qui comportent un enseignement voilé ou obscur au moment de leur narration. C’est ainsi que Nicholas et le lecteur les reçoivent et tentent de leur trouver une signification à la lumière des événements qui se déroulent, superposant récits d’événements supposés avoir eu lieu dans le passé et la « réalité » du présent. Le texte insiste même sur ce sens et le propose comme stratégie de lecture lorsque, parlant de Conchis et ses récits, Nicholas justifie sa façon de voir les choses en affirmant :

‘I remembered it was Sunday morning; the time for sermons and parables. (p. 139)’

Cette façon de lire le roman s’apparente au « vouloir-dire » ou à l’intentionnalité de l’auteur ou de l’instance narrative. Mais la parabole est aussi une forme mathématique qui évoque la forme de l’arche, et de ce fait, le rapport entre les récits de Conchis et la réalité n’est pas un rapport d’identification mais un rapport plus complexe et dynamique qui fait rebondir le récit sur cette arche pour renvoyer son interprétation toujours ailleurs. Le récit principal se trouve dépossédé de sa position dominante, s’interpénètre des récits de Conchis et se modifie, de sorte que le protagoniste Nicholas ne puisse plus se poser, comme dans l’incipit, comme l’élément fondateur de son récit mais en devienne le produit. La résonance qui résulte de cette interaction relève de ce « vouloir-jouir » sous-jacent, entre en contradiction avec le raisonnement et finit par le faire défaillir, permettant « qu’une jouissance (s’échappe) parles fissures de la fonction intentionnelle de la parole, dont le rôle était de la maintenir séparée, inconnue ». 35

Cette jouissance est ce sur quoi vient buter l’interprétation et, par conséquent, ce qui fait barrage au désir de Nicholas. Ainsi l’acte d’interprétation ne parvient pas à construire un savoir organisé autour d’un signifiant maître - « freedom » - la liberté, dont tous les critiques, à l’instar de John Fowles lui-même dans l’avant propos de l’édition de 1977 36 , soulignent l’importance thématique et qui est revendiquée par Nicholas comme ce qui fonde ses actes et en opposition aux signifiants maîtres du père dont il dit :

‘He had accumulated an armoury of capitalized words like Discipline, Tradition and Responsibility. (p. 15).’

Cette liberté est ce qu’il affirme éprouver lorsque meurent fort opportunément ses parents au début du roman et lorsqu’il quitte Alison pour la première fois. C’est ce qu’il inscrit alors comme signifiant maître (S1) à la place du Nom-du-Père, « le signifiant qui structuralement réalise la castration » 37 , que Nicholas évacue d’emblée de son récit. Dans cette position de l’un il devient « le lieu inéluctable pour l’accrochage d’un second signifiant (S2), façon économique d’écrire tout l’ensemble des signifiants qui ne trouvent leur signification que dans la mesure où ils s’articulent avec le S1 qui est le Nom-du-Père ». 38

Le roman se bâtit par la suite sur ce dysfonctionnement où le Nom-du-Père ne joue plus son rôle symbolique. Devant la défaillance du Nom-du-Père à opérer la coupure entre la Chose interdite et les objets, permettant aux parlêtres d’entrer « dans le marché de la jouissance avec l’Autre (où ils) sont constitués en tant que sujets par leur division » 39 , cette coupure ne pourra se réaliser que par l’entremise de quelque chose qui échappe à la maîtrise, de quelque chose qui est non-totalisable, qui ne peut pas être approprié par l’imaginaire ; ce quelque chose, nous le verrons, passe par le « pas-tout » féminin auquel Nicholas sera confronté. La féminité, incarnée par Alison, représente une menace pour le monde imaginaire que Nicholas s’est construit. En tant que femme « pas-toute » Alison voit le manque dans l’Autre comme un reflet de sa propre incomplétude contrairement à Nicholas qui imagine l’Autre comme un objet dont l’appropriation ou la maîtrise permettrait de ressouder son identité imaginairement divisée.

Par conséquent, à la fin du roman, le signifiant, que Nicholas avait placé en position de maître, se brisera ne laissant que des éclats de liberté, “fragmentsof freedom”(p. 656), mettant ainsi en échec la totalisation d’un sens maîtrisé. A sa place surgira quelque chose qui peut être qualifié de « pas-tout ». Cette mise en échec du sens est soulignée dans le dernier paragraphe du roman par le texte lui-même qui se fige en tant que représentation et refuse de révéler le fin mot de l’histoire :

‘She is silent, she will never speak, never forgive, never reach a hand, never leave this frozen present tense.All waits, suspended. (p. 656)’

Le dérèglement du sens qui se produit à ce moment clé du roman est mis en relief par une accumulation d’allitérations et d’assonances dans les trois dernières lignes du texte :

‘A blackbird, poor fool, sings out of season from the willows by the lake. A flight of pigeons over the houses; fragments of freedom, hazard, an anagram made flesh. And somewhere the stinging smell of burning leaves. (p. 656)’

Nous remarquons dans ce passage que c’est bien le signifiant maître « freedom », érigé par Nicholas en défenseur de l’unité et de la cohérence de sa subjectivité, qui vole en éclats. Le /fr/ initial se déplace et fait surgir les « fragments » ; les sons s’éparpillent et s’essaiment dans la phrase se logeant d’abord dans « season » pour se perdre ensuite entre « somewhere », un lieu non déterminé, avant de partir dans la fumée des «burning  leaves » non sans auparavant laisser une trace sensible (« smell ») mais non pas visible. La soudure imaginaire du fantasme de régression de Nicholas qui mettait l’Autre sous son emprise cède dans la débandade de la signification et laisse, en sa place, un dépôt de cette jouissance interdite.

Cette défaillance des signifiants est renforcée par une défaillance de la syntaxe qui prive de verbe les deux dernières phrases qui clôturent ce roman, figeant grammaticalement le texte et rendant impossible toute narrativité. Nous trouvons là, en miroir, un reflet de la décomposition propre du récit qui, en tant que Bildungsroman , était censé, par une soudure imaginaire, établir la cohérence du personnage. Le signifiant  « stinging » qui qualifie l’odeur des feuilles qui brûlent fait écho et semble buter sur « sings ». Ce chant, à un premier niveau, se produit à contre-temps, « out of season », mais si on lit « out of » comme signifiant « provenant de », ce sont alors les sons du signifiant décomposé « freedom » qui font jaillir ce chant. Un effet de voix se produit là où le texte se tait.

La morsure (sting) de la parole vraie réduit au silence la voix imaginaire du récit. L’accumulation d’allitérations et d’assonances fait haleter les lettres comme si, ne pouvant aller jusqu’au bout de la signification, elles ne peuvent que se répéter et s’essaiment dans la brisure des signifiants. Dans les interstices que fait apparaître cette fragmentation, jaillit sur le support de la lettre féminisée, car Alison est devenue une anagramme, une forme de jouissance, soutenue par l’esth-éthique d’incomplétude qui se dégage du roman.

Le texte est travaillé par ce que Jacques Lacan appelle « lalangue » en un seul mot et qui est la façon particulière à chaque sujet de s’insérer dans le langage. « Lalangue » est constituée de bribes d’une jouissance perdue que l’on ne peut retrouver et qui fait à la fois écho et barrage à cette jouissance interdite. Elle fait rupture avec le langage, soutien des semblants, qui se brise sur un impossible à dire. Située quelque part entre la Chose (de la jouissance) et l’Autre (du symbolique) mais n’étant ni tout à fait de l’un, ni tout à fait de l’autre elle permet que la part du sujet irreprésentable par sa division puisse se mi-dire dans les interstices laissés par la déroute des semblants.

Ce qui pointe dans le texte à ce moment précis où le sens défaille est un fonctionnement de la langue autre que celui de la représentation, plus proche du « réel de l’écriture, ce qui est pure relation avec la langue ». 40 Le vouloir-dire du sens, en fléchissant, laisse apparaître un vouloir-jouir qui troue l’imaginaire et ouvre vers l’inconnu.

Notes
26.

Susana Onega, Form and Meaning in the Novels of John Fowles , (Michigan, UMI Research Press, Ann Arbor/London, 1989, p. 9).

27.

Susana Onega, op. cit., p. 8.

28.

Katherine Tarbox, op. cit., p. 9.

29.

Simon Loveday, The Romances of John Fowles, (London, Macmillan,1985., p. 3).

30.

Ibid., p. 3.

31.

John Fowles, « Hardy and the Hag » (1977), Wormholes, (London, Jonathan Cape, 1998, p. 140).

32.

« Le ne cesse pas de ne pas s’écrire, par contre, c’est l’impossible, tel que je le définis de ce qu’il ne puisse en aucun cas s’écrire, et c’est par là que je désigne ce qu’il en est du rapport sexuel – le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s’écrire. » Jacques Lacan, Encore, (Paris, Le Seuil, 1975, p. 120).

33.

Mahmoud Salami, John Fowles ’s Fiction and the Poetics of Postmodernism, (London and Toronto, Associated University Press, 1992, p. 76).

34.

Catherine Bernard, op. cit. p. 149.

35.

Nestor Braunstein, op.cit.,p. 25).

36.

“God and freedom are totally antipathetic concepts; and men believe in their imaginary gods most often because they are afraid to believe in the other thing. (…). True freedom lies between each two, never in one alone, and therefore it can never be absolute freedom. All freedom, even the most relative may be a fiction; but mine, and still today, prefers the other hypothesis.” (p. 10).

37.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 93.

38.

Ibid., p. 93.

39.

Ibid., p. 81.

40.

J. A. Miller, « Lacan avec Joyce, Le séminaire de la section clinique de Barcelone », La Cause Freudienne n°38, Paris, février 1998. (Cité par M. Cusin, « Parcours de Lacan, », publié dans Etudes de poétique, Eds. Josiane Paccaud-Huguet et Michèle Rivoire (Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p. 185).