Malaise dans la lecture

En tant que diégèse le roman se présente comme le récit de Nicholas Urfe qui raconte rétrospectivement, à la manière de Pip dans Great Expectations (dont Fowles reconnaît l’influence dans la construction de son roman) 41 , une expérience vécue mais présentée du point de vue de Nicholas qui en est le focalisateur au moment des événements. Le lecteur, à l’instar de Nicholas comme personnage à qui il est invité à s’identifier en prenant pour son compte le “I” de la narration, est entraîné par la promesse d’un sens final que fait miroiter à plusieurs reprises le narrateur Nicholas. Celui-ci titille la curiosité du lecteur, laissant supposer qu’il détient l’explication des événements étranges qui sera fournie en temps voulu mais, en fin de compte, ne sera jamais donnée :

‘I couldn’t have put it into words then. (p. 9)’ ‘But that was how I thought of it at the time. (p. 35)’ ‘It took me many months to understand this and many years to accept it. (p. 49)’

Ces interventions contribuent à déstabiliser la position de Nicholas, sujet des énoncés, qui est le point d’ancrage du lecteur dans le dédale de ce roman qui déborde de possibilités de sens jusqu’à mettre en cause le cadre romanesque traditionnel. Ce point d’ancrage se révèle cependant être un point fluctuant, peu consistant que fait vaciller une première division qui s’instaure entre le Nicholas sujet des énoncés et le Nicholas sujet de l’énonciation, entre un Nicholas en tant que personnage qui cherche à déchiffrer les énigmes auxquelles il est confronté, et un Nicholas qui prend rétrospectivement en charge la narration et que le pacte de lecture traditionnel laisse supposer qu’il détient le sens final de l’histoire qu’il raconte. Le lecteur se trouve dans la position du spectateur devant un tableau où la perspective a été tronquée et se modifie selon la position que l’on occupe. Privé d’angle de vision fixe à partir duquel tout prendrait sens dans un ensemble ordonné, il se trouve dans une position impossible où son regard ne peut se figer sur un objet. Peter Conradi dans le chapitre qu’il consacre à The Magus dans son livre sur John Fowles compare très justement ce roman à un dessin du peintre hollandais Maurits Escher :

The Magus is a compelling, grandly ingenious and oddly childlike book, as self-contradictory as a drawing by Maurits Escher. As in an Escher drawing, too, it is as impossible to hold the various illusory and mutually hostile fictional planes as it is to separate them. 42

Maurits Escher, précise le Dictionnaire universel de la peinture 43 ,estconnu pour ses « gravures sur bois qui exploitent les possibilités de juxtaposition de perceptions tenues pour contradictoires » et l’article affirme également « qu’un certain malaise se dégage de ses compositions ». Un malaise semblable est ressenti par le lecteur de The Magus où l’énonciation est problématisée par une instance narrative mouvante qui glisse de « then » à « now », c’est-à-dire d’une extrémité à l’autre de l’axe temporel du roman, frustrant constamment le désir du lecteur en l’empêchant de constituer une base solide sur laquelle fonder sa lecture.

A la problématique de l’écriture se superpose une problématique de la lecture de The Magus que met en évidence le fait que le protagoniste se place lui-même, à de nombreuses reprises, en position de lecteur de sa propre expérience. Il n’est alors guère étonnant que John Fowles se soit attaché à ce roman au point d’en écrire et publier une deuxième version, complexifiant ainsi le rapport à l’écriture et que, de tous ses romans, ce soit justement celui-ci que plébiscitent les lecteurs comme le reconnaît l’auteur dans l’avant-propos de cette deuxième version :

‘I have taken this somewhat unusual course not least because – if letters are any test – the book has aroused more interest than anything else I have written. I have long learnt to accept that the fiction that professionally always pleased me the least (a dissatisfaction strongly endorsed by many of its original reviewers) persists in attracting a majority of my readers most. (p. 5)’

L’identification imaginaire du lecteur à Nicholas est renforcée par les allusions à la lecture qui parsèment le texte, et notre attention est particulièrement attirée sur cette identification qui est indiquée explicitement par Nicholas, au milieu du roman, lorsqu’il tente d’expliquer à Alison ce qui se passe à Bourani en adoptant l’alibi de la fiction pour mieux occulter le sentiment de culpabilité qu’il ressent :

‘This experience, it’s like being halfway through a book. I can’t just throw it in the dustbin. (p. 273).’

La comparaison est d’autant plus apte qu’elle situe le niveau de la méprise de Nicholas en rappelant sa façon de mal lire les romans existentialistes en prenant tout à la lettre :

‘(…) but we didn’t understand that the heroes, or anti-heroes, of the French existentialist novels we read were not supposed to be realistic. We tried to imitate them, mistaking metaphorical descriptions of complex modes of feeling for straightforward prescriptions of behaviour. (p. 17)’

Incapable de comprendre les rapports métaphoriques Nicholas lit les événements comme un livre déjà écrit, ce qui lui permet de leur imposer un sens. En termes Barthésiens le mode de lecture qu’il propose fige le texte en tant que « produit » au lieu de le faire travailler comme « productivité ». Le lecteur, ainsi mis en garde, doit éviter de tomber dans les mêmes travers.

Nous pouvons alors affirmer que le parcours de Nicholas est le parcours de tout lecteur qui cherche « l’étreinte intime du sens » 44 , c’est-à-dire un savoir sur la jouissance interdite. Le désir de l’un se confond au désir de l’autre. Ce désir d’établir un rapport textuel de complétude que partagent le lecteur et Nicholas se fond dans la quête de cohérence du protagoniste dont la visée est avant tout d’atteindre la complétude personnelle.

Notes
41.

Ainsi dans l’avant-propos de la version de 1977 il écrit “The third book that lies behind The Magus I did not recognize at the time, and can list now thanks to the percipience of a student at Reading University, who wrote to me one day, years after publication, and pointed out the numerous parallels with Great Expectations. (p. 6).

42.

Peter Conradi, John Fowles, (London, Methuen, 1982, p. 42).

43.

Dictionnaire universel de la peinture, sous la direction de Robert Maillard, (Paris, Dictionnaires Robert, 1975, p.  356).

44.

Josiane Paccaud-Huguet, Une Histoire de lettres : « The Aspern Papers », de Henry James, (séminaire « Lituraterre : Littérature, langage, psychanalyse », Université Lumière Lyon II, le 16 décembre 2000).