Rapport textuel / rapport sexuel

Parallèlement à son désir d’établir un rapport textuel Nicholas poursuit sa quête de cohérence par la recherche d’un rapport sexuel qui lui apportera également une complétude. C’est, d’une part, ce qu’il cherche à travers sa relation avec Alison et, d’autre part, ce qu’il croit trouver à travers sa relation avec la jeune fille qu’il rencontre en Grèce et qu’il connaît sous les noms de Lily/Julie. Recherche de rapport textuel et rapport sexuel vont de pair et la fusion entre le sujet et l’objet d’amour devient un thème récurrent. Au début de sa relation avec Alison, en essayant d’analyser les sentiments qu’elle lui inspire, Nicholas dit :

‘I suddenly had a feeling we were one body, one person, even there; that if she had disappeared it would have been as if I had lost half of myself. (p.  35).’

Ce désir de vouloir faire un avec l’autre aimé n’est autre qu’un désir régressif de retour à la fusion avec l’Autre maternel.

L’écriture devient ainsi un jeu narcissique qui alimente le fantasme de régression de Nicholas pour retrouver l’Un inaugural. La dédicace qui précède la première version du roman en 1966 : “To Astarte” en apporte la confirmation. La déesse de la fécondité, destinataire imaginaire du roman, représente cet autre maternel et originel, l’Autre absolu. Cette allusion à l’origine peut même se lire dans le signifiant du nom de la déesse où l’homophonie nous fait entendre en anglais le signifiant qui désigne le commencement : “a start”. De plus, l’effet de fragmentation qui se produit à la fin du roman où se brisent les miroirs narcissiques que tentait de dresser Nicholas fait que ce signifiant de l’autre maternel et originel se déshabille et révèle ce qui vient faire obstacle à ce désir fusionnel et permettre au sujet de s’en dégager : “art”.

L’architecture même du roman encourage une lecture téléologique où la fin est conçue comme l’élément structurant. La construction très élaborée est à la fois ternaire (division du roman en trois parties à l’intérieur desquelles viennent s’inscrire d’autres structures tripartites comme le fait remarquer le critique Simon Loveday 45 , trois rencontres entre Nicholas et Alison) et binaire (la symétrie de la construction oppose deux pôles : Londres et la Grèce ; Nicholas est déchiré entre deux filles, Alison et Julie ; les deux soeurs rencontrées en Grèce sont jumelles et, qui plus est, ont une double identité : Julie/Lily et June/Rose ; Nicholas s’oppose à Conchis ; il y a complémentarité entre le rôle que joue Conchis dans la deuxième partie et celui joué par Lily de Seitas dans la troisième partie). Cependant, ni la structure ternaire ni la structure binaire ne cadre vraiment le texte qui reste bancal, résistant à une forme qui l’enfermerait. La complétude reste un objectif que le texte cherche en vain à réaliser et, n’y parvenant pas, suspend tout à la fin dans un présent figé.

Le retour de Nicholas à Londres à la fin donne l’impression d’un retour au point de départ et fait penser à une structure circulaire qui pourrait signifier la complétude du texte. Néanmoins, il s’agit de toute autre chose. Nous avons affaire à une structure en spirale qui ne trouve pas son aboutissement dans son point de départ mais qui, tout en revenant près de ce point de départ dans une position qui diffère de la position initiale, repart ensuite ailleurs. La question est de savoir s’il s’agit d’une progression ou d’une régression. Simon Loveday évoque cette question dans son étude du roman en citant les éléments qui font penser à une régression :

‘The book is deliberately circular in construction: it begins and ends with London, and its first important emotional relationship is also its last. (…). But we may reasonably ask in the case of The Magus whether we are not dealing with something more radical still. Nicholas begins as an orphan and ends by acquiring a ‘parent’; he begins (in a kind of parody of the conventional romance) by sleeping with Alison and ends by loving her. Does this not suggest that the book is neither static nor circular, but actually regressive? 46

Cependant, il nous semble que ce retour marque, au contraire, un arrêt à la régression qui se déployait dans la représentation et offre la possibilité d’un nouveau départ permettant à la fois l’éclipse du sujet et l’écriture subséquente du roman. Une division réelle du sujet s’opère à la fin du roman qui fait qu’il est non présent mais re-présenté dans le texte, annulant la division imaginaire évoquée par Nicholas dans le premier chapitre.

Afin d’approfondir l’analyse de ce roman et de dégager la problématique qui s’y déploie et qui s’ouvre vers la suite de l’œuvre de l’auteur, il nous semble pertinent d’asseoir cette analyse sur une étude en quatre parties. Premièrement notre attention se portera sur la construction du texte qui est un élément qui a attiré l’attention des critiques et notamment de Simon Loveday dans The Romances of John Fowles qui l’a illustrée par un diagramme pour en démontrer la symétrie. 47 Les éléments structurants se superposent et, par l’effet d’accumulation ainsi créée, donnent au lecteur du roman une impression de surdétermination. Parmi ces éléments une attention particulière doit être portée à l’effet produit dans le roman par l’intertextualité qui renforce cette impression de trop-plein et, au lieu de circonscrire le texte dans des limites, le fait déborder.

Dans un deuxième temps l’analyse portera sur la tentative de Nicholas de construire son identité à travers ses rapports avec les femmes et surtout ses rapports avec Alison, la jeune Australienne qu’il rencontre à Londres dans la première partie du roman et ses rapports avec la mystérieuse Lily/Julie rencontrée sur l’île de Phraxos en Grèce. Venant des antipodes, Alison révèle à Nicholas ce qui gît sous la surface lisse de l’image de lui-même qu’il s’est forgée, alors que Lily/Julie fonctionne comme miroir lui renvoyant cette même image, confortant ainsi son narcissisme. Rapports sexuels et rapports textuels s’entremêlent et se confondent tant Nicholas essaie de faire sens, par la narration rétrospective du roman, de ce qui lui arrive au temps du récit.

Il faut une tierce personne pour ordonner les rapports et troubler cette image narcissique que Nicholas cherche à se faire renvoyer par son vis-à-vis féminin. Parallèlement au développement de ses rapports avec Lily/Julie, il faut examiner les liens de plus en plus problématiques qui se tissent entre Nicholas et Maurice Conchis, le riche reclus qui invite Nicholas à lui rendre visite sur son domaine sur l’île de Phraxos et qui lui fait rencontrer la jeune fille, à la fois étrange et pourtant trop familière, Lily/Julie. Les récits de Conchis se dédoublent de mises en scène de plus en plus troublantes où Nicholas se trouve dépouillé de sa maîtrise, qui devient un enjeu fondamental de la lutte entre lui et Conchis, et où, en fin de compte, il est manipulé comme un personnage de roman aux mains d’un auteur.

Dans une dernière partie nous tenterons de dégager la réponse esthétique de John Fowles qui sera illustrée par une étude plus détaillée de la fin du roman où se heurtent le désir de complétude et la nécessité de la frustration et de la pérennisation de ce désir. Tout se joue dans ce dernier chapitre, suspendu entre la fusion et la fission, où l’auteur cherche à poser les jalons qui rendront possible l’élaboration de cette esthétique qui permettra la genèse de son oeuvre et la marquera de son empreinte.

Notes
45.

“Just as there are three parts to the book, so there are three subdivisions within Part 2 (Phraxos, Parnassus, Phraxos); three further subdivisions within the Parnassus unit (Athens, Parnassus, Athens); and three chapter divisions (39, 40, 41 – ascent, arrival, descent) within the description of Parnassus itself.” Simon Loveday, op. cit., p. 33.

46.

Simon Loveday, op. cit., p. 35.

47.

Ibid., p. 47.