Le roman comme jeu de Tarot

L’un de ces éléments structurants, souvent cité par les critiques, est la correspondance entre le nombre de chapitres (78) et le nombre de cartes dans le jeu du Tarot — ce qui permettrait de lire le roman comme le voyage de la dupe vers la sagesse à travers les cartes du Tarot comme le suggère Ellen McDaniel. 48 Un nombre d’autres éléments dans le texte vient conforter cette lecture dont la citation de The Key to the Tarot de Arthur Edmund Waite que John Fowles a placé en épigraphe à la première version du roman en 1966. 49 Cependant, cette citation a disparu de la deuxième version en 1977, ce qui pourrait laisser supposer que le rapport entre le roman et le Tarot est plus problématique qu’il ne paraît, que l’on ne doit pas prendre les cartes comme clé de lecture établie à l’avance. Toutefois, le roman entretient l’illusion d’un rapport et d’autres allusions au Tarot parsèment le texte. Les quatre récits de Conchis ne correspondraient-ils pas aux quatre couleurs du jeu de cartes ? Le titre du roman, The Magus , ne renvoie-t-il pas à la carte du « sorcier » 50 — carte qui paraît dans le roman lorsque Nicholas l’aperçoit dans la vitrine d’un magasin —comme le suggère assez lourdement la citation de Arthur Edward Waite ? En outre, les vêtements portés par le « sorcier » sur cette carte reproduisent fidèlement ceux portés par Conchis lors du « procès » de Nicholas :

‘On my way back from Cerne Abbas I stopped for dinner in Hungerford, and passed an old antique shop on my way to the hotel. Propped up in the window were five old Tarot cards. On one of them was a man dressed exactly as Conchis had been; even to the same emblems on his cloak. Underneath were the words LE SORCIER – the sorcerer. (p. 579)’

Le caractère dérisoire du « procès » et l’imposture des participants affaiblissent néanmoins la pertinence de cette association et laisse entendre que le lecteur doit se méfier de telles identifications faciles.

James Acherson évoque également la possibilité d’une lecture à la lumière du Tarot mais tente d’en minimiser la portée. Son argumentation est intéressante mais mériterait une analyse plus approfondie :

‘To read The Magus as a novel that extols the wisdom of the Tarot deck is to misread it, for Fowles does not wish to claim that the occult tells us everything we need to know about our ultimately unknowable world. Instead, he wants to suggest that his novel is an ordered counterpart to the ordered, simplified image of the world that we create for the purposes of everyday living. 51

Un autre élément qui semble, à première vue, renforcer cette lecture du roman, nous renseigne sur la façon d’appréhender le jeu du Tarot dans le roman. Nicholas découvre un pot de fleurs posé sur la « tombe » de Conchis à Athènes, contenant un lys (arum) et une rose, les deux fleurs qui caractérisent le « sorcier » du Tarot. Ce sont également les prénoms des deux jeunes filles rencontrées chez Conchis, Lily et Rose. Toutefois, à l’instar du caractère grotesque du « procès » qui rend impossible toute lecture facile qui se contenterait de mettre Conchis dans le rôle du sorcier du Tarot, un élément vient ici troubler cette façon de comprendre le texte ; il y a quelque chose en plus, comme en supplément à cette lecture et qui, par conséquent, la met en question. Nicholas trouve une troisième fleur dans le pot, moins voyante que les deux premières. Il la ramasse mais ne l’identifie pas tout de suite. Plus tard, ayant échoué à la ressusciter dans un verre d’eau, il cherche et trouve le nom :

‘And there it was, facing page 69: thin green leaves, small white flowers, Alysson maritime … parfum de miel … from the Greek a (without), lyssa (madness). Called this in Italian, this in German.’ ‘In English: Sweet Alison .(p. 566)’

Ainsi, tout en ouvrant la possibilité de cette interprétation à la lumière du jeu de cartes, le texte contient simultanément une déconstruction de cette lecture. Le Tarot n’est qu’une fausse piste parmi d’autres, une illusion de maîtrise offerte au lecteur pour mieux le perdre dans la structure labyrinthique du roman. Il est surtout intéressant de constater que la principale note discordante dans cette interprétation est portée par Alison, qui vient, littéralement, brouiller les cartes. Elle est la femme qui résiste à la volonté de maîtrise de Nicholas, refusant de se laisser réduire au rôle qu’il voudrait la voir jouer, contrairement à Lily/Julie qui sans cesse l’incite à se méprendre. C’est Alison qui, à la fin, refuse l’assimilation par Nicholas dans l’anagramme de leurs deux prénoms et empêche que le texte se referme sur lui-même dans une complétude facile et illusoire.

Notes
48.

Ellen McDaniel, “The Magus, Fowles’s Tarot Quest”, dans Journal of Modern Literature 8, No. 2 (1980-81): pp. 247-60.

49.

“Trumps Major
otherwise, Greater Arcana
The Magus, Magician, or Juggler, the caster of the dice and moutebank in the world of vulgar trickery. This is the colportage interpretation, and it has the same correspondence with the real symbolical meaning that the use of the Tarot in fortune-telling has with its mystic construction according to the secret science of symbolism …
On the table in front of the Magus are the symbols of the four Tarot suits, signifying the elements of natural life, which lie like counters before the adept, and he adapts them as he wills. Beneath are roses and lilies, the flos campi and lilium convallium, changed into garden flowers; to show the culture of aspiration.” Arthur Edward Waite, The Key to the Tarot(épigraphe à The Magus, London, Jonathan Cape Ltd., 1966).

50.

Cette allusion est précisée d’ailleurs dans le roman quand Lily/Julie « explique » à Nicholas ce que fait Conchis (raison de plus de ne pas retenir cette façon de lire le texte) : “ ‘The names are a kind of joke. There’s a card in the Tarot pack called the magus. The magician … conjuror. Two of his traditional symbols are the lily and the rose.’ ” (p. 477).

51.

James Acherson, John Fowles, (London, Macmillan, 1998, p. 20).