Leurre intertextuel

A la multiplication de récits à l’intérieur du récit principal et à leur interaction, que nous traiterons dans la quatrième partie où nous évoquerons les rapports entre Nicholas et Conchis, se rajoute un deuxième niveau de structuration qui se construit à partir de la surabondance d’intertextes. Le plus important de ces intertextes est, sans aucun doute, The Tempest de Shakespeare que Nicholas prend comme grille de lecture de ses expériences à Bourani, le domaine de Maurice Conchis sur l’île de Phraxos. L’importance de cet intertexte est soulignée par le fait que tous les personnages clés, à l’exception notable, encore une fois, d’Alison (celle, nous indique le roman, dont le nom signifie qu’elle est en dehors de la folie), y font allusion, comparant le rôle qu’ils jouent à un rôle de la pièce de Shakespeare. A commencer par Conchis qui, dès sa première rencontre avec Nicholas, se projette dans le rôle de Prospero :

‘‘Come now. Prospero will show you his domaine.’
As we went down the steps to the gravel I said, ‘Prospero had a daughter.’
‘Prospero had many things.’ He turned a dry look on me. ‘And not all young and beautiful, Mr Urfe.’ (p. 83)’

Plus tard il demande à Nicholas de couper du bois, ce qui fait dire à Lily/Julie lors d’une discussion avec Nicholas qui tente de percer les intentions de Conchis :

‘‘But there’s a greater work of literature that may [mean something].’ She left a pause for me to guess, then murmured, ‘Yesterday afternoon, after my little scene. Another magician once sent a young man hewing wood.’
‘I missed that. Prospero and Ferdinand.’ (p. 341)’

De cette manière Lily/Julie laisse croire à Nicholas que derrière les mystères organisés par Conchis il y a un texte-maître qui pourrait bien être The Tempest et elle le laisse supposer qu’elle y jouerait le rôle de Miranda face à son Ferdinand. Nicholas est bien trop sous le charmede la jeune fille pour voir la supercherie. Conformément à son désir de régression il tente de s’insérer dans la pièce de Shakespeare, pensant pouvoir reproduire à l’identique un rôle déjà écrit. Ce faisant il reproduit la même erreur qu’il faisait naguère lorsqu’il s’identifiait aux héros des romans existentialistes français. Car tout semble indiquer que ce qui se joue à Bourani est un palimpseste de la pièce de Shakespeare mais Nicholas découvrira plus tard, à ses dépens, et le lecteur avec lui, que The Tempest,texte dont il se sert pour fonder une identité imaginaire, n’est pas un Ur-texte.

Un nombre considérable d’autres romans, pièces de théâtre, poèmes (Othello , Twelfth Night , Much Ado About Nothing , Robinson Crusoe , Great Expectations , The Turn of the Screw , Little Gidding…) ou mythes (Thésée, Ariane et le labyrinthe...) sont évoqués directement ou par allusion pour faire écho au récit principal. L’abondance de références possibles, loin d’apporter des éclaircissements au texte, ne sert qu’à le brouiller davantage. Cependant, c’est en tant que reflets ou analogies que Peter Conradi, entre autres, analyse les références intertextuelles en développant les parallèles entre The Tempest et The Magus  :

‘At one level, Conchis’s nearest parallel is Prospero, the magically virtuous enslaver with whom he explicitly identifies himself. Thus he sets Urfe Ferdinand-like tasks, and references to The Tempest abound throughout. (…) As in The Tempest, however, where the reform of characters so ingeniuously befuddled seems highly gestural (the usurper Antonio never recants on stage), so in The Magus. 52

La position adoptée par Mahmoud Salami est plus nuancée. Tout en soulignant les parallèles entre The Magus et d’autres textes littéraires, il lie l’intertextualité au problème de la subjectivité et de l’établissement d’une identité imaginaire :

‘For him (Nicholas), existence involves narrative and the production of a fictional account of experience. He narrativizes his own experience in order to authenticate his reality, to identify his own existential position in the world, and to “realize his own uniqueness,” or his own subjectivity. This task of authentication is achieved with the help of literary allusions. 53

Si nous pouvons, dans une certaine mesure, affirmer, comme le fait Peter Conradi, que ces intertextes fonctionnent comme un miroir pour refléter d’autres épisodes du roman, leur profusion indique que cela ne peut être leur fonction principale. Ce sont avant tout autant de faux-semblants qui ne donnent qu’une illusion de sens. Les références à d’autres textes tendent à se multiplier dans ce roman mais elles ne parviennent pas à fournir un sens global, totalisé, car, du fait même de leurs provenances diverses, elles ne peuvent constituer un tout, et restent comme autant de brouillons de textes en creux sur lesquels s’écrit le roman, non pas en les reproduisant à l’identique, mais en s’en différenciant. Ces fragments de textes antérieurs constituent un leurre offert à Nicholas comme au lecteur en leur proposant une maîtrise du sens par une sorte de prêt-à-porter textuel que l’on tente de faire revêtir au roman. Le désir du lecteur de trouver une origine textuelle au roman va de pair avec le désir régressif de Nicholas de retrouver l’Autre originel. Le roman, loin d’être une reproduction de texte-source par un sujet en position de maîtrise, est une productivité qui travaille inlassablement la langue pour faire advenir un sujet. Ainsi en parlant de l’intertextualité Roland Barthes dit :

‘(…) c’est tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte, non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation volontaire, mais selon celle d’une dissémination — image qui assure au texte le statut non d’une reproduction, mais d’une productivité. 54

Les intertextes sont des fragments qui nous viennent de l’Autre, de ce que Lacan nomme le « trésor des signifiants » et qui peuvent faire surgir une voix là où dans la chaîne signifiante ils rencontrent le vouloir-dire/vouloir-jouir du sujet. 55 En d’autres termes, la friction de cette rencontre empêche la reproduction simple du texte cité mais fait travailler autrement les signifiants en résonance avec le texte qui les contient. C’est là où l’intertextualité devient productivité dans le sens où l’entend Barthes. Ces fragments arrachés à l’Autre (de la littérature) ne peuvent fonctionner qu’en tant que fragments et non comme totalité. Tenter de les faire fonctionner comme totalité équivaut à vouloir s’approprier l’Autre de la littérature.

La volonté de s’emparer de la jouissance de l’Autre constitue d’ailleurs une constante dans la démarche de Nicholas et notamment dans sa relation aux femmes. La recherche de rapport textuel et rapport sexuel suit pour lui la même logique. C’est en cela que réside sa méprise qui le mène sur de fausses pistes qui ne peuvent le conduire qu’à l’échec. Ces fragments de textes constituent les restes d’un objet perdu et irrécupérable en tant que tel. Venus de l’Autre et appartenant à l’Autre, ils sont inappropriables. Pour tisser son texte, Nicholas commet un vol prométhéen, mais, en tirant sur ce fil-là, au lieu de récupérer le tissage originel du texte, il se trouve avec une pelote de fil entre les mains qui ne peut signifier que dans un nouveau tissage, une nouvelle combinatoire, forcément « pas-toute », car la totalisation voulue est impossible. Tel Prométhée, en perpétuant son acte, il s’expose à la castration symbolique qui, en marquant son forfait d’un interdit, ferait de lui un sujet divisé par le langage. Renoncer à la totalisation désirée est le prix à payer par Nicholas pour être enfin en mesure de créer son propre texte.

Ces textes insérés dans le récit pour imposer leur trame apparaissent comme des sirènes, comme des fausses voix qui séduisent le lecteur comme elles séduisent Nicholas mais dont la nature est avant tout imaginaire. Tout autre est l’intertexte final, la citation latine non attribuée qui clôt le roman :

‘Cras amet qui numquam amavit
Quique amavit cras amet (p. 656) 56

Sa place équivoque, à la fois hors diégèse tout en faisant partie du texte, le distingue des autres intertextes. Il produit un effet rétroactif et rompt la course en avant de la signification au point précis où le texte cherche à produire une complétude du sens. La typographie même place la citation à part, la coupant en quelque sorte du reste du texte dont elle semble chuter. L’occultation de la référence montre que cette citation fonctionne autrement, affectant le lecteur autant par sa sonorité que par le sens qu’elle véhicule. Quelque chose de « lalangue » 57 , de la jouissance interdite, s’y glisse, se réfracte dans le texte sans s’y fixer et opère une coupure avec les voix imaginaires. Le latin, langue morte, langue matricielle et langue de l’Autre s’oppose à l’anglais, langue du récit. Les phonèmes se répètent, se combinent et s’inversent : /am/, /ma/, /ama/. Ce qui point renvoie au fondement du texte, au phonème initial du titre The Ma gus, à la mère comme première Autre originelle, et l’inversion des lettres du phonème en /am/, le verbe “be” conjugué à la première personne du singulier, fait glisser entre les lignes quelque chose de la vérité indicible de l’être du sujet. Comme le dit Jacques-Alain Miller :

‘La voix vient à la place de ce qui est du sujet proprement indicible, et que Lacan a appelé son ‘plus de jouir’. 58

Lacan, il faut noter, considère le phonème comme « objet » marqué par le trait de la coupure :

‘Observons que ce trait de la coupure n’est pas moins évidemment prévalent dans l’objet que décrit la théorie analytique : mamelon, scybale, phallus (comme objet imaginaire), flot urinaire. (Liste impensable, si l’on n’y ajoute avec nous le phonème, le regard, la voix, — le rien.) 59

Il poursuit en liant cet objet à la problématique du sujet :

‘Un trait commun à ces objets dans notre élaboration : ils n’ont pas d’image spéculaire, autrement dit d’altérité. C’est ce qui leur permet d’être l’ « étoffe », ou pour mieux dire la doublure, sans en être pour autant l’envers, du sujet même qu’on prend pour le sujet de la conscience. Car ce sujet qui croit pouvoir accéder à lui-même à se désigner dans l’énoncé, n’est rien d’autre qu’un tel objet. 60

Le trop plein de possibilités de sens offertes au lecteur produit un effet de saturation de tout l’espace signifiant ; ces différentes possibilités de sens s’emboîtent mal et créent un décalage qui fait boiter l’ensemble, empêchant la complétude du sens. Le texte résiste à l’imposition d’un sens totalisant et reste énigmatique malgré tout. Une inquiétante étrangeté se dégage et prend le pas sur la domestication de sens poursuivie par Nicholas et par le lecteur dont il est l’avatar. Car Nicholas, à vouloir donner consistance à l’Autre en la personne de Conchis comme garant du sens final, qu’il fantasme comme Autre manipulateur, tout-puissant, et doté d’une intentionnalité à son égard, fait durer la course métonymique sans fin du désir. Il reflète en cela la méprise du lecteur qui investit le texte de l’intentionnalité d’un auteur et qui considère le dévoilement de l’intention comme la clé de l’interprétation.

Notes
52.

Peter Conradi, op. cit., p. 50-51.

53.

Mahmoud Salami, op. cit., p. 79.

54.

Roland Barthes, « Théorie du texte » dans L’Encyclopédie Universalis, (Paris, 1980, p. 1015).

55.

C’est ce qu’indique le graphe de Lacan dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » (Ecrits II, Paris, Points Seuil, 1971, p. 168).

56.

« Qu’il aime demain celui qui a aimé hier, que celui qui a aimé hier aime demain ». Il s’agit du refrain d’un poème latin datant du début du quatrième siècle, « Pervigilium Veneris », et attribué à Tiberianus.

57.

« Le phénomène essentiel de ce que Lacan a appelé lalangue, ce n’est pas le sens — il faut se faire à cette idée —, c’est la jouissance. » Jacques-Alain Miller, « L’apparole et autres blablas », La Cause Freudienne n° 34, 1996, p. 12.

58.

Jacques-Alain Miller , « Jacques Lacan et la voix », Quarto n° 54, Bruxelles, juin 1994, p. 51.

59.

Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », Ecrits II, (Paris, Points Seuil, 1971, p. 179).

60.

Jacques Lacan, op. cit., p. 180.