Le sujet en question

Que Conchis puisse être interprété de la sorte est attesté par John Fowles lui-même dans l’avant-propos du roman :

‘I did intend Conchis to exhibit a series of masks representing human notions of God, from the supernatural to the jargon-ridden scientific; that is, a series of human illusions about something that does not exist in fact, absolute knowledge and absolute power. (p. 10). ’

Le savoir absolu, la maîtrise absolue, sont bien ce que Nicholas cherche à posséder. Ce n’est que par la mise en échec de ce savoir que se produit la déchirure qui permet la séparation du sujet de l’objet, qui met le poinçon ◊ dans le mathème du fantasme tel que le formule Lacan ($ ◊ a) ou le poinçon signifie que la forme de rapport entre le sujet divisé ($) et l’objet (a) de son désir est basé sur l’équilibre entre conjonction et disjonction ou, pour utiliser des termes récurrents dans le roman, entre la fusion et la fission. C’est ce qu’articule Nicholas à la fin du roman où il parvient à cette prise de conscience qui le destitue de sa maîtrise des événements :

‘The final truth came to me, as we stood there, trembling, searching, between all our past and all our future; at a moment when the difference between fission and fusion lay in a nothing, a tiniest movement, betrayal, further misunderstanding. (p. 654)’

Ainsi s’ouvre une voie de sortie pour Nicholas, mais c’est au prix de l’acceptation de l’inconsistance de l’Autre. C’est ce qui permet de comprendre la fin du roman où l’alibi de la fiction, « pas ici, pas moi, donc “je” » qui fait exister l’Autre ne tient plus, et son affaiblissement fait place pour qu’advienne le sujet.

De la même manière qu’il ouvre de fausses pistes de lecture par l’utilisation qu’il fait du jeu du Tarot et de l’intertextualité, John Fowles se sert de la problématique du Bildungsroman, forme traditionnelle du roman du dix-neuvième siècle, où tout tourne autour de la position du sujet. Cette forme romanesque convient particulièrement à son projet puisqu’elle constitue une recherche de complétude. Elle implique un manque qui serait à l’origine du récit, qui le pousse en avant et fait comme si l’Autre pouvait être circonscrit. Il s’agit d’une tentative de maîtrise, de la volonté de conférer un sens final qui serait la vérité du sujet. Ce dernier, au terme d’un parcours formateur atteindrait une position qui lui permettrait de postuler une unité entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Ainsi, par un effet de genèse, il passerait d’une division de sa subjectivité à une suture qui ferait de lui un individu, un être non-divisé qui a retrouvé sa totalité. C’est ce que laisse entendre le narrateur rétrospectif de The Magus qui a la charge de l’énonciation, lorsqu’il postule une compréhension des événements à laquelle il doit parvenir, en tant que personnage, à l’issue de son parcours dans le texte. 61

Or, cette conception du sujet est mise à mal par la rupture de la modernité. Le sujet, selon Lacan, n’est pas cette instance qui constitue le discours mais plutôt un effet de discord entre énoncé et énonciation. 62 La division opérée par le langage qui sépare irrémédiablement le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation nous contraint de passer d’une conception de l’individu à celle d’un sujet dont le langage est la cause. L’étude d’un texte littéraire devient alors l’exploration de la causation structurale d’un sujet des signifiants, inversant ainsi la relation qui avait cours avant cette rupture épistémologique.

Le tour de force de The Magus est d’entraîner le lecteur à l’instar de Nicholas dans la poursuite de la complétude pour terminer sur un constat d’échec, et de permettre l’émergence d’un sujet moderne. L’acceptation de la perte, de l’impossibilité de la complétude, laisse le sujet désirant et parlant. Comme l’affirme J. Dor « l’homme ne cesse de parler de ce qui lui échappe ». 63 Ainsi, en termes lacaniens, le signifiant maître (S1) du sujet doit céder la place au signifiant du manque dans l’Autre (S(A)).

Le premier paragraphe ouvre une problématique identitaire pour le sujet dans le style du Bildungsroman et exprime fortement son désir de maîtrise :

‘I was born in 1927, the only child of middle-class parents, both English, and themselves born in the grotesquely elongated shadow, which they never rose sufficiently above history to leave, of that monstrous dwarf Queen Victoria. I was sent to a public school, I wasted two years doing my national service, I went to Oxford; and there I began to discover I was not the person I wanted to be.” (p. 15)’

Dans cet incipit, ce qui frappe d’emblée est la répétition du pronom personnel « I » qui occupe toutes les positions du sujet et qui relègue, dans la première phrase, les parents de Nicholas à un rôle subordonné. Ceci est situé dans une fantasmagorie, “grotesquely elongated shadow”, qui laisse entrevoir le caractère imaginaire de l’origine du sujet. La division du sujet, suggérée dans la dernière phrase du premier paragraphe, “I was not the person I wanted to be ” est une division imaginaire faisant dépendre le sujet de sa propre volonté (“wanted”) et constitue par conséquent un faux point de départ.

L’entreprise de déplacement des parents se poursuit dans ce premier chapitre où, en évoquant son père, Nicholas dit « I used to build up a more or less immaculate conception of him. » (p. 15). Il donne ainsi une image pervertie (père/version) du père engendré par le fils. De cette position de maîtrise, Nicholas, à l’instar de Pip dans Great Expectations, comme le démontre Annie Ramel dans son étude de ce dernier roman 64 , est pris dans un fantasme d’auto-engendrement et va jusqu’à exclure ses parents du texte en les faisant périr dans un accident d’avion dès la deuxième page. Il croit se débarrasser ainsi de ce qu’il voyait comme le seul obstacle à l’émergence de sa véritable identité et peut maintenant affirmer :

‘I had no family to trammel what I regarded as my real self. (p. 16)’

Voilà que dès l’incipit de The Magus, le regard du lecteur est attiré sur les parents de Nicholas qui sont aussitôt rayés du texte, laissant un vide que le « I » omniprésent de Nicholas tente de combler. C’est cet « I » que le lecteur est invité à emprunter pour cheminer dans le dédale de la diégèse. L’exclusion des parents du texte, bien trop commode, se révélera rapidement inopérante et la figure du père reviendra sans cesse dans les sèmes militaires qui abondent dans le roman et qui culmineront dans la figure terrifiante du colonel SS Wimmel dans le quatrième récit de Conchis.

Notes
61.

Parmi les allusions à une fin du roman où le personnage Nicholas rejoindrait le persona du narrateur dans une connaissance finale des tous les tenants et aboutissants, nous pouvons attirer de nouveau l’attention sur l’affirmation du narrateur : “It took me many months to understand this and many years to accept it.” (p. 49).

62.

E. Porge, « Sujet » dans L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann (Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 541).

63.

J. Dor, « Inconscient », dans L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann (Paris, Larousse-Bordas, 1998, p.  240).

64.

Annie Ramel, Great Expectations , le père ou le pire, (Paris, Editions Messene, 2000, Chapitre 6, pp. 71-81).