L’isotopie militaire

C’est essentiellement à travers l’isotopie de la conquête que s’exprime la relation de Nicholas aux femmes, ce qui correspond à la logique phallique de son discours de maîtrise. Mais à un autre niveau l’utilisation du champ lexical de la conquête tisse, encore à son insu, un lien entre Nicholas et son père, militaire de carrière, qu’il avait fait disparaître au début du roman et dont il renie les valeurs. La problématique paternelle et la problématique identitaire se superposent et de la résolution de l’une dépendra la résolution de l’autre. A titre d’exemple nous pouvons relever le vocabulaire qu’il utilise dans le chapitre trois quand il aborde le problème de sa relation aux femmes. :

‘I had my loneliness, which, as every cad knows, is a deadly weapon with women. (…). I didn’t collect conquests (…). I felt myself near surrendering to Janet. (p. 21) (mes italiques).’

L’évocation indirecte de la métaphore paternelle par le biais de ce vocabulaire sous-entend qu’il ne suffit pas de renier son père, que ce que Nicholas avait refoulé en ce faisant, c’est-à-dire la castration symbolique, reviendra toujours tant que le problème ne sera pas résolu de façon satisfaisante.

Sous l’emprise de cette logique phallique Nicholas cherche avec les femmes un rapport qui ne laisse pas de reste, réduit à la simple satisfaction d’un besoin physique, considérant les femmes en tant qu’objet bouche-trou et donc interchangeables. Ne pas différencier entre elles revient à nier l’altérité d’une femme, ce qui l’amène à présenter de façon comptable ses « conquêtes », à la manière des « mille e tre » de Don Juan :

‘By the time I left Oxford I was a dozen girls away from virginity. (p. 21)’

La compulsion de répétition qui est manifeste dans le comportement de Nicholas est l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse développés par Jacques Lacan dans son Séminaire XI. Dans un article sur « la compulsion de répétition » E. L. André de Sousa souligne son impossible aboutissement et ce que cela implique pour le sujet :

‘La compulsion de répétition rend sensible cette place du sujet comme effet des signifiants, car devant cette Zwang qui l’oblige à répéter, l’individu rencontre son impuissance, sa maîtrise défaillante. 73

Ce que par la répétition l’individu ne parvient pas à faire, c’est de « faire surgir Das Ding (la chose) comme disait Freud, le trait unaire comme le nomme Lacan ». 74 Il en donne la définition suivante :

‘Cet unaire primitif est ce Un inaugural qui permet qu’un ordre soit possible, qu’il y ait possibilité de comptage. (…). Or, Lacan, au moment d’introduire le concept de trait unaire, essaie de montrer que ce trait qu’on est toujours en train d’évoquer se répète de n’être jamais le même. 75

Mû par l’angoisse de la castration qu’il refoule, Nicholas est à la recherche d’une complétude qui lui conférera sa vérité de sujet et suturera la béance qu’à la fois il nie par l’auto-engendrement, et qu’il élabore dans l’imaginaire où la suture serait possible. Il poursuit donc un réel saisissable dont il peut tirer un savoir/ça-voir. Savoir sur sa vérité de sujet et ça-voir dans sa tentative de retrouver ce qui est la rencontre première qui le cause.

C’est cela qui se trame derrière sa relation aux femmes où il joue à « fort-da » remplaçant la bobine du petit-fils de Freud par les femmes. Ce jeu fondé sur la répétition constitue selon Lacan « la répétition du départ de la mère comme cause d’une Spaltung dans le sujet ». 76 Cette succession de femmes, qui au départ restent anonymes et remplaçables, donne à Nicholas la maîtrise apparente de ce processus, mais l’essentiel est ailleurs. Ce que voile cette répétition est précisément ce que tente de nier Nicholas :

‘La béance introduite par l’absence dessinée, et toujours ouverte, reste cause d’un tracé centrifuge où ce qui choit, ce n’est pas l’autre en tant que figure où se projette le sujet, mais cette bobine liée à lui-même par un fil qu’il retient – où s’exprime ce qui, de lui, se détache dans cette épreuve, l’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective. 77

Son attitude réduit les femmes au rôle d’objets du désir masculin et constitue au fond un refus de l’Autre féminin, une fuite en avant pour ne pas faire face à l’énigme du désir féminin. A chaque fois qu’il y est confronté il se réfugie dans la fuite. C’est en effet la véritable motivation de sa décision de quitter son poste de professeur dans une école privée et de chercher un poste à l’étranger et non pas le sentiment d’aliénation qu’il exprime. Ce qui paraît être un simple rajout à la fin de l’explication de sa décision de partir, comme s’il s’agissait d’une raison supplémentaire mais peu importante, le laisse clairement entendre :

‘I could not spend my life crossing such a Sahara; and the more I felt it the more I felt also that the smug, petrified school was a toy model of the entire country and to quit the one and not the other would be ridiculous. There was also a girl I was tired of. (p. 18)’

La position finale de cette remarque lui confère une signification qui annule ce qui précède, car en tant qu’explication supplémentaire elle se rajoute et remplace la première explication fournie. Elle correspond d’ailleurs à sa tactique de fuite géographique qu’il détaille quelques lignes auparavant :

‘I contrived most of my affaires in the vacations, away from Oxford, since the new term meant that I could conveniently leave the scene of the crime. (p. 21)’

En outre, à son arrivée à Londres à la suite de cette expérience et en attendant de quitter le pays, il affirme son intention d’éviter les femmes pendant un certain temps :

‘I came to London with the firm determination to stay away from women for a while. (p. 22)’

Le refus sous-jacent de faire face à l’énigme du désir féminin devient encore plus explicite quand vient le moment de partir d’Angleterre, et de quitter cette fois-ci Alison, qu’il avait rencontrée à Londres peu avant son départ pour la Grèce. Il apparaît clairement que l’anecdote de sa rupture avec la fille dont il se lassait constitue une mise en abyme du roman qui est une élaboration de ce même scénario car le départ de Nicholas pour la Grèce est présenté par lui comme le moyen de se débarasser d’Alison. La suite du roman travaille à défaire ce mode de discours qui réduit l’autre féminin au rang d’objet jetable. Le jour de son départ il exprime le sentiment d’avoir échappé à une situation contraignante et, poursuivant dans le champ lexical de la conquête, d’avoir remporté une victoire :

‘The thing I felt most clearly, when the first corner was turned, was that I had escaped; and hardly less clearly, but much more odiously, that she loved me more than I loved her, and that consequently I had in some indefinable way won. (p. 48)’

Notes
73.

E. L. André de Sousa, « Compulsion de répétition » dans L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann (Paris, Larousse-Bordas, 1998, p. 470).

74.

Ibid., p. 470.

75.

Ibid., p. 471.

76.

Jacques Lacan, « Tuché et automaton », Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (Paris, Points Seuil, 1973, p. 73.

77.

Ibid., p. 73.