Alison

Cependant Alison fait figure d’exception et sa place dans le roman — leurs rencontres se situent à des points stratégiques au début, au milieu et à la fin du récit — fait d’elle un repère par rapport auquel Nicholas peut et doit se définir. Cette symétrie, dans le contexte de la surdétermination du roman, pourrait éveiller les soupçons du lecteur, mais à l’instar de la suraccumulation d’éléments structurants que nous avons évoquée dans la partie précédente, cette symétrie n’est que de surface et ne permet pas de réduire l’équivoque sur laquelle repose le texte.

Chaque fois que Nicholas et Alison se rencontrent dans le roman, elle semble surgir de nulle part. Les signifiants évoquent une apparition quasi-fantomatique, lui conférant un rôle spectral, terme qui doit être prise ici dans tous les sens. D’emblée Alison se définit par le rôle de revenant qu’elle occupe ; revenue de façon inattendue d’un séjour en France lors de sa première apparition dans le roman et surtout revenue d’entre les morts après son faux suicide dans l’ultime chapitre. Le rôle spectral prend une dimension nouvelle ensuite car, en attirant l’attention sur l’anagramme approximative de leurs deux prénoms et par la façon dont elle subvertit les signifiants qui les lient, elle produit un spectre sonore qui désorganise l’identité imaginaire que Nicholas avait fondée sur ces mêmes signifiants. Enfin, elle subvertit le cristal, image que Nicholas garde d’elle après son faux suicide, symbole de pureté et de transparence, en réfractant et décomposant cette image à laquelle s’accroche Nicholas, rendant impossible son désir de faire d’elle le miroir qui lui renvoie fidèlement l’image qu’il souhaite voir.

Alison et Nicholas se rencontrent pour la première fois à Londres à l’occasion d’une soirée organisée par des voisines de Nicholas, et à laquelle il se rend à contre-cœur. Juste au moment où il envisage de s’éclipser une fille arrive :

‘Then someone arrived and stood in the hall behind me. (p. 22)’

Elle revient d’un séjour en France et porte une valise lourde. L’allusion à la valise est répétée par Nicholas qui, par cette insistance, en fait une caractéristique forte de celle qui vient d’arriver, signalant sa mobilité et l’impossibilité de lui attribuer une place fixe. Il informe Maggie, la locataire de l’appartement qui l’avait invité à la fête, de la présence de la fille à la porte :

‘‘Someone wants to see you outside. A girl with a suitcase.’ (p. 23)’

Alison, dont le retour n’était pas attendu, fait donc une première apparition dans le texte en tant que « revenant », ce qui donne à son arrivée inopinée un aspect spectral. Par la suite, même lorsqu’elle n’est pas présente, son souvenir semble hanter Nicholas à de nombreuses occasions et il en vient même à parler d’elle en tant que fantôme :

‘On my side I knew the ghost of Alison, of what had happened on Parnassus; a flicker of adultery, a moment’s guilt. (p. 283)’

Dès sa première apparition dans le texte une autre caractéristique importante d’Alison se manifeste. Elle est l’empêcheuse de tourner en rond, sa présence jette un trouble, désorganisant ce qui était prévu pour la soirée. Sa co-locataire, Maggie, est consternée de la voir revenir et ses craintes se révèlent fondées lorsqu’elle s’attache à Nicholas devançant ainsi la jeune anglaise que Maggie voulait lui présenter. Dès le départ un chassé-croisé s’installe entre Nicholas et Alison qui se répétera dans leurs relations par la suite, où les signifiants semblent passer de l’un à l’autre comme si d’emblée Nicholas la voyait comme un miroir où se mire l’identité qu’il tente de se construire. Car si Alison évince la fille prévue pour Nicholas dans la soirée, elle reflète en cela l’action de Nicholas qui prend la place de son fiancé absent. De plus, cette nouvelle arrivante est dépourvue d’une identité repérable et la répétition pour la désigner de « someone », signifiant de l’anonymat, permet à Nicholas de projeter plus facilement son désir sur elle.

Lorsque, au milieu du roman après une longue séparation, Nicholas la retrouve pour un week-end à Athènes, le côté fantomatique d’Alison est souligné par le verbe « appear », et cet aspect est encore renforcé par l’insistance sur la pâleur de sa peau :

‘A minute or two later Alison appeared through the door. (…). Her skin was paler than I remembered. (p. 246)’

Suite à leur rupture Alison est absente du récit en raison de son suicide supposé, mais elle apparaît fugitivement à Athènes pour révéler à Nicholas qu’elle n’est pas morte. Elle revient dans le dernier chapitre du roman et cette apparition semble répéter certaines caractéristiques de leur première rencontre et se différencier de la deuxième. La première et la troisième se passent à Londres et sont des événements qui surgissent à l’improviste alors qu’à Athènes Nicholas attendait l’arrivée d’Alison. Cela pourrait suggérer que la véritable rencontre ne peut être le fruit d’un plan où tout est prévu mais du fait d’un hasard. 78 Dans le dernier chapitre il s’agit véritablement d’un revenant car cette fois-ci Alison revient d’entre les morts après son faux suicide, (“with the aura of another world”) alors que Nicholas, absorbé par le livre qu’il est en train de lire dans un salon de thé, ne s’attend pas du tout à la voir à ce moment-là :

‘I pulled out a paperback I had in my pocket. (…) And I became lost in the book.
In the outer seat opposite, diagonally from me.
So quietly, so simply.
(…) she had come in her own, yet in some way heightened, stranger, still with the aura of another world; from, but not of, the crowd behind her. (pp. 646-647)’

L’évocation de Nicholas en train de lire n’est pas sans rappeler ce qui avait provoqué leur rupture à Athènes. Nicholas comparait alors ce qui se passait à Bourani à un livre passionnant qu’il ne pouvait abandonner 79 , préférant poursuivre sa lecture même si cela signifiait rompre définitivement avec Alison. Cette fois-ci de façon significative, quand Alison se lève et part, après une brève hésitation, c’est le livre qu’il abandonne, quittant du même coup le rôle de lecteur.

‘I had imagined too many ways of our meeting again, and none like this. In the end I even stared down at my book, as if I wanted no more to do with her (…). Without warning she stood and walked away. (…).
I let a few stunned and torn seconds pass. Then I gave chase, pushing roughly past the people in my way. (p. 647)’

La relation complexe de Nicholas et Alison est mise en lumière autrement dans le texte par la polysémie de « spectre ». Ainsi, à de nombreuses reprises après son « suicide », Nicholas évoque le souvenir d’Alison en la comparant à un cristal, qui pour lui symbolise la transparence, la clarté, méconnaissant la véritable nature du cristal dont la forme géométrique dévie et réfracte la lumière produisant un rayonnement spectral. Complètement désorienté après la « trahison » de Lily/Julie, Nicholas s’accroche à ce souvenir impérissable d’Alison :

‘I clung, too, to something in Alison, something like a crystal of eternal non-betrayal. (p. 493)’

Mais Nicholas ne reconnaît pas ici la complexité de l’image réfractée qu’Alison, en tant que cristal, lui renvoie, préférant la représenter comme miroir pour mieux satisfaire son narcissisme :

‘I knew she was a mirror that did not lie. (p. 539)’

Cependant, en tant que cristal, au lieu de lui renvoyer un reflet à l’identique, Alison va détruire l’identité imaginaire de Nicholas comme le prisme décompose une lumière blanche en spectre, en une suite ininterrompue de couleurs. L’image du cristal, de translucidité, “a tiny limpid crystal” (p. 493), qu’il avait imposée à Alison lui revient dans la décomposition spectrale sous forme inversée. Il lui est ainsi rappelé qu’il est sujet du langage, et l’intenabilité de la position de maîtrise qu’il assume est entraperçue.

Notes
78.

Jacques Lacan désigne le hasard par “tuché, mot qu’il emprunte à Aristote et qu’il utilise pour signifier la rencontre du réel ; il précise : « Où, ce réel, le rencontrons-nous ? C’est en effet d’une rencontre, d’une rencontre essentielle, qu’il s’agit dans ce que la psychanalyse a découvert – d’un rendez-vous auquel nous sommes appelés avec un réel qui se dérobe. » Op. cit., p. 64.

79.

‘This experience, it’s like being halfway through a book. I can’t just throw it in a dustbin.’ (p.  276).