Lily/Julie

Lily/Julie, la jeune fille qu’il rencontre en Grèce chez Conchis, appartient totalement au domaine de l’imaginaire. Elle n’apparaît, d’ailleurs, que dans la deuxième partie du roman et Nicholas ne la rencontre que sur l’île de Phraxos (qui signifie en grec « l’enclos ») à la différence d’Alison qui apparaît dans les trois parties et qui ne vient jamais sur l’île. La venue d’Alison en Grèce est d’ailleurs ressentie par Nicholas comme la menace d’une coupure possible. Le télégramme annonçant sa venue est pour lui “an intrusion of dispensable reality into pleasure” (p. 202), soulignant le caractère irréel ou imaginaire de tout ce qui se passe sur Phraxos et l’incompatibilité entre ce monde et Alison.

L’inconsistance de Lily est signalée par Conchis qui dit à Nicholas “She lives in the present (…). she has no past” (p. 167). Tout comme Alison, elle fonctionne comme un miroir par rapport à Nicholas, mais au lieu de réfracter et décomposer ce qu’elle renvoie, elle reproduit une image à l’identique, donnant systématiquement consistance à son identité imaginaire. Le nombre de ressemblances entre Nicholas et Lily s’accumulent au point où Lily apparaît comme l’image féminine de Nicholas. Ainsi, il était étudiant à Oxford, elle dit avoir étudié à Cambridge ; comme lui, elle serait partie d’Angleterre à la suite d’une histoire d’amour qui tournait mal ; et quand Nicholas l’entend parler il reconnaît son accent, “it was my own” (p. 168). A la différence d’Alison la voix de Lily est univoque, “her voice was completely English” (p. 168). Elle lui offre donc la possibilité d’assimilation complète.

La combinaison de sexualité et textualité en Lily est placée sous le signe du même. Tout en elle relève de la reproduction à l’identique. Son nom suggère ce rapport d’identification par le dédoublement du phonème /li/. Elle a une double identité Lily/Julie. Elle se dédouble également en la personne de sa sœur jumelle Rose/June. A travers Lily, Nicholas est ensorcelé par sa propre image qu’elle lui renvoie ainsi que le lui fait remarquer Lily de Seitas, mère des deux jumelles, dans la troisième partie :

‘My daughters were nothing but a personification of your own selfishness. (p. 601)’

Lily encourage Nicholas à comparer ce qui se passe à Bourani avec The Tempest en lui récitant un passage de la pièce qui reflète les impressions de Nicholas sur ce lieu étrange :

‘‘Be not afeard; the isle is full of noises,
Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not
Sometimes a thousand twangling instruments
Will hum about mine ears; and sometimes voices
That , if I had then wak’d after long sleep,
Will make me sleep again: and then, in dreaming,
The clouds methought would open; and show riches
Ready to drop upon me; that when I wak’d,
I cried to dream again.’ (p. 204).’

L’allusion intertextuelle fait ici effet de voix qui chute et dit quelque chose que Nicholas ne veut pas entendre, car non conforme à l’image qu’il se fait de la situation. S’agissant d’un discours de Caliban, le texte laisse entrevoir que le rôle que Lily jouera n’est pas nécessairement celui que Nicholas voudrait lui faire jouer. Son aveuglement l’empêche de voir le véritable rôle de Lily et souligne les insuffisances de sa position de lecteur.

Qui plus est, lorsque Nicholas lui fait savoir qu’il se voit dans le rôle de Ferdinand et qu’il voit Lily dans le rôle de Miranda, elle lui répond “forbidden” (p. 204). En poursuivant sa relation avec Lily, et en écoutant les fausses voix de l’intertexte pris comme ur-texte, Nicholas transgresse un interdit et sa lecture des événements sera nécessairement faussée.

Il considère Lily comme une énigme, mais il s’agit d’une énigme connaissable, qui peut être réduite. Il formule son désir vis-à-vis d’elle comme un désir de savoir, d’un ça-voir, qu’il entrevoit comme possible :

‘I had to know the owner of that young, intelligent, amused, dazzlingly pretty North European face. I wanted to know what she was doing on Phraxos, where she came from, the reality behind all the mystery. (p. 157)’

L’ambivalence du rôle de Lily est souligné lorsqu’elle dit à Nicholas “I am Astarte, mother of mystery” (p. 205), s’associant à la déesse de la fécondité, Autre maternel et originel. Lily incarne la jouissance que Nicholas doit céder afin de pouvoir enfin s’inscrire comme sujet divisé dans l’ordre symbolique.

La victoire que Nicholas croit remporter lorsque, enfin, ils accomplissent l’acte sexuel, “I knew I had won far more than her body” (p. 486) s’inverse en déroute. Saisi par un groupe d’hommes qui font irruption dans la chambre, Nicholas aperçoit Lily qui s’en va :

‘Someone met her there, an arm went round her shoulder as if she had just escaped from an air disaster and drew her out of sight. (p. 489)’

Nicholas est ainsi mis en face de l’échec de la position de sujet qu’il avait adoptée lors de la mort de ses parents dans un accident d’avion, évoquée ici de biais par “air disaster”. La catastrophe vers laquelle Nicholas entraînait Lily est liée à la manière dont il avait éliminé ses parents du roman. L’étymologie qui permet de rapprocher “disaster” à “desire” associe plus fortement les deux événements ; le désir de régression de Nicholas, qui est à l’œuvre dans ses rapports avec Lily comme dans l’élimination de ses parents, le conduit au désastre. Le signifiant anonyme “someone” rappelle la première apparition d’Alison dans le roman sous cette désignation répétée, l’avons-nous remarqué, comme pour attirer l’attention sur ce fait. En tant qu’hôtesse de l’air, son rôle n’est-il pas de porter assistance comme elle le dit elle-même sous forme de plaisanterie lors de l’ascension du Mont Parnasse avec Nicholas :

‘‘I suddenly remembered I’m meant to be an air hostess. The life and soul of the crash.’ (p. 261)’

Ce qui devient évident lors du « procès » de Nicholas qui suit le départ précipité de Lily de la chambre est que Lily n’a fait que reproduire avec lui, en inversant les rôles, le type de relation que lui avait coutume d’établir avec les femmes. N’ayant fait que tourner en rond, il se retrouve à son point de départ comme le démontre l’allusion à l’accident d’avion. Sa position de lecteur de ses actes se dissout et le lecteur se trouve de même déstabilisé par un récit qui semble échapper à toute logique :

‘I still couldn’t accept that this was not some nightmare, like some freak misbinding in a book, a Lawrence novel become, at the turn of a page, one by Kafka. (p. 489)’

Confronté au non-rapport sexuel et textuel, il ne lui reste plus que le désir de s’échapper, de se soustraire même à la problématique identitaire qui surgit ici comme source de ses déconvenues :

‘I wanted to get away, to Athens, anywhere, to non-identity and non-involvement. (p. 544)’

La seule chose qui le préserve de cette dissolution est la mort d’Alison qui, croit-il, s’est suicidée par amour pour lui. Cette mort devient son ancre :

‘Suddenly her honesty, her untreachery – her true death – was the last anchor left. If she too, if she … I was swept away. (…). But I clung to reality. I clung, too, to something in Alison, something like a tiny limpid crystal of eternal non-betrayal. (pp. 492-3)’

Cette mort lui semble être la seule chose qui puisse « garantir » sa position, mais elle aussi se révèle être une fausse garantie. Lorsque, de la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Athènes, il la voit, tout s’écroule. Alison, dont il disait qu’elle était “the mirror that did not lie”  (p. 553), devient un cristal brisé :

‘A crystal lay shattered.
And all betrayed. (p. 562)’

La brisure du cristal symbolise la faillite du discours masculin dont se soutenait Nicholas jusqu’alors.

L’anonymat d’Alison dans la première partie du roman avait permis à Nicholas d’investir en elle son propre désir. Devenue hôtesse de l’air dans la deuxième partie elle remplissait encore une fonction dans son fantasme de régression, à la fois comme spectre d’un avenir auquel il cherchait à échapper et en tant que lien avec ses parents morts précisément dans un accident d’avion. L’effet produit par l’annonce de la mort d’Alison lui fait revivre l’expérience de la mort de ses parents qu’il exprime en des termes autres que ceux utilisés au début du roman :

‘The whole thing had happened to me before, the same sensations, the same feeling that it could not be true and was true, of vertiginous shock and superficial calm. Coming out of the Randolph in Oxford with two or three other people, walking up to Carfax, a man under the tower selling the Evening News. Standing there, a silly girl saying ‘Look at Nicholas, he’s pretending he can read.’ And I looked up with the news of the Karachi air crash and the death of my parents in my face and said ‘My mother and father.’ As if I had just for the first time discovered that such people existed. (p. 396)’

Les sentiments qu’il exprime ici contredisent l’indifférence qu’il disait éprouver lors de la première mention de la mort de ses parents. Les sentiments de “relief” et de “freedom”, les mêmes sentiments qu’il disait éprouver lors de sa première séparation d’Alison n’ont plus cours. Cela pourrait être l’annonce d’une rupture réelle et non d’une rupture imaginaire indiquant la fin d’une période de sa vie et la possibilité d’un nouveau départ même si cette fois-ci, contrairement au début du roman il n’évoque pas cette possibilité.

Après sa mort symbolique Alison revient dans la troisième partie en tant que celle qui apporte une brisure, annoncée ici par la faille dans le cristal. Elle revient, non pas telle qu’il la concevait au début mais en tant qu’autre, non assimilable. L’image des deux moitiés de l’assiette cassée que Nicholas ne peut réparer et qu’il associe à Alison prend ici une nouvelle signification. Les deux parties qui ne peuvent plus faire un tout reflètent la rupture qu’elle apporte. C’est ainsi que se termine le roman en plaçant Nicholas devant l’énigme « que veut une femme ? » et devant l’impossibilité d’apporter une réponse définitive à cette énigme.