Les récits de Conchis

Dans le premier récit Conchis raconte sa jeunesse en Angleterre et ses expériences au cours de la Première Guerre Mondiale et un parallèle est établi entre ce qu’avait vécu alors Conchis et les relations difficiles que Nicholas entretenait avec son père, militaire de carrière, qui l’avait contraint de faire un service militaire. Tous deux décrivent cette situation en termes presque identiques. Nicholas nous dit :

‘But I had to join the regiment – Tradition and Sacrifice pressganged me into that. (p. 16)’

Conchis, lui, s’engage dans l’armée sous l’influence conjuguée de sa fiancée et de son père qui occupait une fonction militaire à Londres :

‘I was pushed into the 13th London rifles – Princess Louise’s Kensington Regiment. (p. 118)’

Ce premier récit met donc en parallèle d’une part, la rupture du jeune Conchis avec son père et avec sa fiancée et d’autre part l’occultation de ses parents par Nicholas et sa séparation d’Alison.

Les parallèles se poursuivent dans le deuxième récit de Conchis qui porte sur la période de sa vie qu’il passe à Paris et sur l’origine de sa fortune. Tout comme Nicholas qui avait fondé avec des amis à Oxford un groupe, “Les Hommes Révoltés”, qui se voulait en rupture avec la mentalité dominante de l’époque, Conchis affirme, en écho, avoir fondé à la Sorbonne, “The Society of Reason” qui devait regrouper une élite scientifique et éthique. Nous pouvons constater ici un premier chassé-croisé qui sera suivi par d’autres ; d’abord dans les lieux — Nicholas fonde son groupe en Angleterre, Conchis fonde le sien en France — et dans les noms — le groupe de Nicholas porte un nom français, celui de Conchis un nom anglais. L’effet produit montre que les rapports entre les expériences de l’un et de l’autre n’est pas de l’ordre du calque mais que Conchis tend à Nicholas un miroir où il voit sa propre réflexion avec une certaine inversion pour souligner l’écart entre les deux.

Dans ce deuxième récit où Conchis relate à Nicholas sa rencontre providentielle avec un riche Belge qui s’appelait de Deukans il enfonce en quelque sorte le clou en soulignant lui-même les parallèles entre sa situation d’alors et celle de Nicholas :

‘I was twenty-five – your age, Nicholas, which will perhaps tell you more than anything I can say how unable I was to judge him. (p. 179)’

La mise en parallèle de situations ou d’épisodes semblables dans les récits de Conchis et des événements de la vie de Nicholas se renforce par les résonances textuelles qui abondent également. Nicholas nous dit “I went on leading a double life in the army” (p. 16). Conchis en écho raconte à Nicholas, et à nous, que lui aussi dans l’armée a mené une double vie, “There I became two people”(p. 118).

Toutefois, la façon de chacun de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve contre son gré constitue une nouvelle inversion. Conchis parvient à se libérer en désertant lors de la bataille de Neuve-Chapelle en se faisant passer pour mort auprès des autorités militaires tandis que Nicholas, pour sa part, se croit libéré par la mort accidentelle de ses parents. Cette inversion, d’un côté le fils « mort » et de l’autre les parents morts, est une nouvelle confirmation du rôle de miroir que joue Conchis auprès de Nicholas en lui renvoyant sans cesse une image inversée. Conchis le fait d’ailleurs remarquer à Nicholas lors de leur première rencontre :

‘‘Greece is like a mirror. It makes you suffer. Then you learn.’ (p. 99).’

Le troisième récit décrit le voyage et le séjour de Conchis à Seidevarre en Norvège où il rencontre Gustav Nygaard, un fermier intéressé comme lui par l’ornithologie. A la fin de son récit, Conchis souligne le lien entre ce qui s’est passé lors de ce voyage et ce qui se passe sur son domaine à Bourani :

‘‘All that is past possesses our present. Seidevarre possesses Bourani. Whatever happens here now, whatever governs what happens, is partly, no, is essentially what happened thirty years ago in that Norwegian forest.’ (p. 311)’

Cependant, en soulignant la coïncidence entre le feu qui ravage le château de Givray-le-Duc, propriété de de Deukans et la colonne de feu aperçue par Henrik Nygaard à Seidevarre, Conchis insiste sur le côté aléatoire de ce rapport en affirmant que si lien il y a, il est en lui. Il est le point où les événements coïncident et il est vain de chercher à aller au-delà :

‘‘There was no connection between the events. No connection is possible. Or rather, I am the connection, I am whatever meaning the coincidence has.’ (p. 311)’

Cette coïncidence est due au hasard et à rien d’autre. Le sens se produit dans la rencontre qui est fortuite et n’est pas le fruit d’un quelconque grand planificateur. Chercher à aller au-delà dans ce qui est une logique de maîtrise de l’autre, comme le fait Nicholas, revient à donner consistance à l’Autre du langage, de créer l’Autre de l’Autre qui domestiquerait l’altérité, réduisant sa radicalité. Franchir cette limite peut mener à une aliénation définitive comme celle de Henryk Nygaard.

Le quatrième et dernier récit, que Conchis appelle le dernier chapitre, est un compte-rendu de ce qui s’est passé sur l’île pendant la deuxième guerre mondiale. De ce récit sont exclues les femmes :

‘‘Tonight I intend to tell you something that is for our sex alone. Womankind has no place in it.’
The Last chapter: I had already guessed what that meant. (p. 407)’

Il s’agit d’un récit où l’isotopie militaire se déploie dans toute son horreur, personnifiée dans le terrifiant Colonel SS Wimmel. Celui-ci incarne la liberté absolue et montre où peut mener le désir de maîtrise. Il aboutit à la négation de toute liberté et se soutient d’un monde où le principe féminin est absent. Ainsi le pôle positif, qui prend relief dans ce récit par son absence même, est la féminité qui seule fait barrage à l’émergence de cet Autre absolu et qui représente pour Nicholas la voie de sortie.

Qu’apportent alors ces quatre récits au roman ? Servent-ils simplement à semer la confusion dans l’esprit de Nicholas ou fournissent-ils une clé de lecture pour le roman ou sont-ils des fragments d’un tout — la vie de Conchis — que l’on ne peut reconstituer ?

Un premier point commun que nous pouvons relever dans les récits est que chacun évoque, à sa manière, une figure de l’Autre. Dans le récit de la jeunesse de Conchis, l’Autre s’incarne dans ce père qui, avec le concours de sa fiancée Lily, envoie son fils à la mort sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale. Le personnage de de Deukans dans le deuxième récit représente la perversion du collectionneur insatiable, à la recherche de l’objet absolu qui lui donnerait prise sur l’Autre. Henrik Nygaard, au contraire, est un mystique, tout entier dans sa jouissance, qui croit à l’Autre absolu et s’offre en sacrifice. Dans le quatrième récit l’Autre absolu et terrifiant prend consistance en Dietrich Wimmel, dont la soif de sacrifices se fonde sur une liberté sans entrave.

Conchis, qui fait également figure du père symbolique, n’est pas le tout-puissant tel qu’il paraît dans l’imagination de Nicholas, car il est lui-même, comme il l’indique souvent, menacé par la mort qui est la marque de la castration. Sa disparition du roman lui fait perdre consistance en tant qu’Autre. Avec lui disparaît toute garantie du sens et s’ouvre par conséquent la possibilité de faire fonctionner le langage autrement qu’à l’aune de la signification, et de faire place ainsi au réel, impossible à signifier. Cela permet l’émergence concomitante d’une vérité mi-dite dans sa structure de fiction et d’un sujet divisé par la parole. Ceci s’inscrit dans le texte par le biais de la lettre qui trace, entre les protagonistes des récits, de Deukans, Henrik, Dietrich, un trait commun qui est le phonème /ik/ ; et ce même phonème se trouve dans Nicholas. Ce qui est en jeu dans la problématique identitaire de ce dernier est de toute évidence ce « Ich » qui résonne dans les noms cités.

La résonance est encore plus forte avec celui qui figure dans les quatre récits et dans le récit qui les enchâsse, Conchis, dont le nom est quasi-anagramme de Nicholas. A ceci près que Conchis inverse le « Ich » de Nicholas, et lui renvoie une image inversée de lui-même. La décomposition anagrammatique des lettres d’un nom à l’autre montre qu’à l’instar d’Alison - autre personnage dont le nom est quasi-anagramme de Nicholas – le rôle de Conchis est de réfracter plus que de donner un reflet qui nourrirait le narcissisme de Nicholas et par conséquent de lui refuser un rapport à l’identique qui consoliderait son identité imaginaire.

Ce rapport entre les noms par l’entremise de la lettre nous amène à réfléchir sur l’équivoque du nom de Conchis dont la prononciation grecque durcit le « ch » (/konkis/), tandis que la prononciation anglaise l’adoucit en en faisant un homonyme de « conscious ». Ainsi lorsque Nicholas interroge son collègue Demetriades sur le propriétaire mystérieux de Bourani ce dernier prononce le nom à la façon grecque :

‘‘Conchis.’ He pronounced the ch hard. (p. 72)’

Conchis, quant à lui, incite Nicholas à prononcer son nom à l’anglaise, entretenant l’équivoque :

‘Anglicize my name. I prefer the “ch” soft. (p. 84)’

Les deux possibilités de prononciation attirent l’attention du lecteur sur le nom et en souligne l’importance. Par la co-existence des deux façons de prononcer son nom Conchis lie les deux pôles, l’Angleterre et la Grèce, que Nicholas rendait mutuellement exclusifs. Cette différence de prononciation relève de la fonction vocale et adresse à Nicholas autrement que par la signification une mise en cause des oppositions binaires qui gouvernent son existence. Simultanément, cela introduit une équivoque qui laisse entendre quelque chose de la complexité du personnage et implique qu’une interprétation univoque de Conchis serait forcément incomplète et raterait sa cible.

L’homonymie avec le mot anglais « conscious » pourrait suggérer que le rôle de Conchis dans le roman est de faire prendre conscience à Nicholas de ses erreurs et de ses errements afin qu’il puisse y remédier. Une autre signification possible est que Conchis est au courant de tout ce qui se passe, tel un dieu, et que rien ne lui échappe. Faut-il rappeler que cette interprétation concorde avec ce qu’annonce John Fowles dans l’avant-propos où il affirme que son intention fut de faire porter à Conchis une série de masques représentant toutes les façons dont les hommes conçoivent Dieu. 82

Mais le nom Conchis, prononcé /konkis/ laisse entendre que l’on ne peut faire une lecture univoque de son nom qui peut également s’entendre comme la conque, la coquille vide qui résonne en amplifiant le son qu’on lui insuffle, figure donc du rapport qui se construit entre les récits de Conchis et les expériences de Nicholas. Néanmoins la conque comme caisse de résonance est un lieu vide qui ne se remplit que de ce que Nicholas y investit. La place du père, attribuée à Conchis par Nicholas, se révèle être en fin de compte une place vide. Le père symbolique, pour tenir son rôle, ne peut être qu’un père défaillant qui laisse un vide afin que le fils puisse s’inscrire comme sujet désirant par rapport au manque dans l’Autre, et ne pas être soumis à la jouissance dévorante de cet Autre, sujet plein qui détient toute signification.

Le jeu qui s’établit entre les deux protagonistes est un jeu assez complexe. Tous deux sont narrateurs de leur propre histoire mais c’est Nicholas, en tant que personnage narré, qui entre en conflit avec Conchis, narrateur et créateur des fictions de Bourani. Nicholas devient à la fois auditeur ou lecteur des récits que lui fait Conchis et personnage dans les fictions qui se matérialisent et prolongent ces récits. Les deux fonctions de lecteur et personnage sont étroitement mêlées et cela contribue à brouiller les pistes. Conchis établit les règles du jeu et, bon gré mal gré, Nicholas obtempère. Au départ Conchis lui intime de ne poser aucune question et Nicholas acquiesce :

‘‘Will you forgive me if I ask you not to ask questions ?’ ’ ‘‘Of course.’ (p. 85) ’

Lors de sa visite suivante Conchis l’interroge sur Alison et c’est au tour de Nicholas de se placer sur le même terrain que Conchis et de calquer sa demande sur celle de ce dernier :

‘‘May I ask you what you asked me last week ? No questions?’ (p. 99)’

Dans ce rapport duel, qui ne manque pas de rappeler la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, une lutte pour le pouvoir s’engage entre les deux protagonistes. Toutefois Nicholas finit par céder et lui raconte :

‘Slowly, disconnectedly, prompted by him, I told him a bit about Alison. (p. 145)’

Que Conchis le manipule, Nicholas en est conscient comme l’atteste le brouillon de poème qu’il écrit à Bourani :

‘(…) the man in the mask
Manipulates. (p. 95)’

Cependant, il ne parvient pas à renverser les rôles car un tel renversement signifierait que les rôles sont égaux et interchangeables, ce que refuse Conchis :

‘I tried once or twice to reverse our roles, but he again made it clear that he did not want to talk about himself. (p. 91)’

Ce refus de Conchis de rentrer dans le jeu de Nicholas équivaut à un refus de la dualité de leurs rapports. Constamment il se place en position de tiers, comme un régisseur, et ses interventions visent davantage à mettre en scène des situations plutôt que d’en être un acteur.

Cela explique le peu d’intérêt que, pour sa part, Conchis semble porter à Nicholas, ce que ce dernier a du mal à accepter, car lui s’intéresse beaucoup à Conchis et entretient même des intentions vis-à-vis de celle qu’il voit comme la protégée de ce dernier :

‘Outwardly he seemed to have very little interest in me, yet he watched me ; even when he was looking away, he watched me; and he waited. Right from the beginning I had this: he was indifferent to me, yet he watched and he waited. (p. 85)’

Par l’emploi de « yet » qui porte une contradiction à ce qui est affirmé précédemment et par la répétition de « he watched » et « he waited » Nicholas investit Conchis d’une intentionnalité à son égard, créant dans le texte un effet de calque de son propre désir qu’il projette sur Conchis, entretenant une confusion de rôles entre les deux. L’intention imaginée par Nicholas paraît bienveillante à son égard au début mais lorsque apparaît Lily, cette intention lui semble prendre une tournure de plus en plus malveillante :

‘I was intensely aware that our relationship, or my position, had changed again; as I had been shifted from guest to pupil, now I uneasily felt myself being manoeuvred into a butt. (p. 192)’

Finalement cette intentionnalité se transforme à ses yeux en hostilité ouverte :

‘For a moment, masks seemed to drop on both sides; I was looking at a face totally without humour and he, I suppose, was looking at one without generosity. A hostility was at last proclaimed; a clash of wills. (p. 228)’

Nicholas, comme il le faisait auparavant pour ses rapports avec les femmes, utilise de plus en plus des termes militaires pour exprimer ses rapports avec Conchis qui se transforment en bataille où il ne peut y avoir que victoire de l’un et défaite de l’autre. L’ambivalente Lily/Julie — à la fois « fiancée » de Conchis dans son premier récit et objet de désir de Nicholas en tant que jeune fille moderne qui lui renvoie une image de lui-même à l’identique — est le prix à gagner dans un conflit qui est, somme toute, un conflit œdipien classique. Le véritable enjeu est précisé indirectement par Conchis quand il dit à Nicholas à propos de Lily/Julie :

‘I wish to bring the poor child to a realization of her own true problem by forcing her to recognize the nature of the artificial situation we are creating together here. She will make her first valid step back towards normality when one day she stops and says, This is not the real world. These are not real relationships. (p. 282)’

Puisque Lily/Julie fonctionne comme miroir narcissique par rapport à Nicholas, les paroles de Conchis rebondissent et s’adressent de toute évidence à lui.

Notes
82.

Foreword, p. 10.