De Deukans

Le deuxième récit peut sembler constituer une mise en abyme 84 du roman et cette impression est confortée par quelques apparentes similitudes que Nicholas croit percevoir entre de Deukans et Conchis :

‘I thought I had grasped, during Conchis’s telling, the point of the ‘caractère’ of de Deukans. He had been talking of himself and me – the parallels were too close for it to mean anything else. (p. 183).’

Une citation latine énigmatique de source inconnue termine le récit et fait écho à la citation latine qui clôt le roman. Nicholas, placé en position de lecteur en tant que récipiendaire du récit, comprend ce que raconte Conchis comme une transposition de sa propre situation. Certains éléments soutiennent cette interprétation du récit comme mise en abyme du roman et notamment l’allusion faite par Conchis à la similitude de sa position d’alors et celle de Nicholas à présent, et la conclusion qu’en tire Nicholas dont nous avons fait état précédemment. L’erreur de Nicholas consiste à prendre ces récits comme autant de miroirs réfléchissant ce qui se passe à Bourani alors que le véritable rapport est indirect, par réfraction.

Conchis, qui a montré à Nicholas dans sa maison de Bourani des œuvres de Bonnard, Modigliani, Rodin et Giacometti, et qui dit en posséder d’autres encore, n’est-il pas collectionneur tout comme de Deukans ? Le rôle paternel que joue ce dernier auprès de Conchis en lui léguant une partie de sa fortune ne reflète-t-il pas le rôle paternel que semble jouer Conchis éveillant chez Nicholas l’espoir de recevoir quelque chose de celui-ci ? De Deukans, à en croire Conchis, serait un expert en arachnologie et une espèce d’araignée porterait même son nom, et Conchis, tout au long du roman, n’est-il pas décrit comme une araignée tissant sa toile ?

Mais à prendre le récit de cette manière le lecteur tombe dans le piège de la surdétermination du texte en cherchant, comme le fait Nicholas, à calquer les événements du roman sur ce récit qui en serait le brouillon, et se perd dans le labyrinthe constitué de la multiplicité de clés offertes à la résolution de son énigme. Si le récit fonctionne en partie comme mise en abyme du roman cela ne peut être que pour mieux faire ressortir ce qui l’en distingue. Nicholas tente de le lire comme une mise en abyme qui reproduit à l’identique, ce qui serait en termes héraldique l’équivalent de l’inceste.

Toutefois, comme les autres récits, celui-ci ne peut se résumer à une simple fausse piste ou chausse-trappe, sa fonction n’est pas seulement d’induire en erreur Nicholas et, avec lui, le lecteur. L’erreur de lecture serait de prendre le récit ici dans sa totalité comme reflet du roman alors qu’il entre en résonance, de façon fragmentaire, avec d’autres épisodes du roman, et est régi avant tout par l’esth-éthique de l’inachevé qui, selon nous, soutient toute l’œuvre romanesque de Fowles et qui abolit justement la totalisation du sens.

De Deukans est défini avant tout comme un collectionneur insatiable, qui fait collection de tout — tableaux, objets d’art, instruments de musique :

‘(…) he had devoted all his life to this collecting of collections. (…). He collected in order to collect, of course. (p. 177)’

Au niveau superficiel cette caractéristique peut inciter Nicholas à voir en lui un avatar de Conchis. Cependant, à regarder de plus près, nous constatons que tandis qu’à travers ses collections, de Deukans poursuit une totalité et s’inscrit dans un procédé sans fin où l’objet perd de sa valeur à être intégré dans une collection qui devient à son tour objet de collection, où en fin de compte est à l’œuvre une pulsion de dévoration qui finira par engloutir le collectionneur, la collection de Conchis n’est pas ce qui le définit. Elle fonctionne différemment, en tant que moyen qu’utilise ce dernier pour dissiper les doutes qu’entretient Nicholas à son égard :

‘I stole a look at Conchis as he gazed up at the picture; he had, by no other logic than that of cultural snobbery, gained a whole new dimension of respectability for me, and I began to feel much less sure of his eccentricity and phoniness, of my own superiority in the matter of what life was really about. (p. 93)’

Les tableaux que possède Conchis constituent donc, aux yeux de Nicholas, une forme de garantie sur laquelle il fonde sa confiance. Le rapport que Nicholas crée avec Conchis, basé sur cette garantie, apprivoise cet autre et le rend moins énigmatique. Nicholas constitue Conchis comme un manipulateur, comme l’atteste le poème qu’il écrit à Bourani, et l’investit d’une intentionnalité à son égard. A ses yeux Conchis devient l’Autre doté d’un pouvoir quasi-absolu qui détiendrait la clé du sens de tout ce qui se passe sur l’île ; il serait la cause de tout. L’enjeu pour Nicholas sera alors d’arracher à cet Autre l’objet de sa jouissance en la personne de Lily/Julie.

Parmi les différentes collections de de Deukans Conchis attire notre attention sur une collection d’automates dont la pièce principale était « Mirabelle, la Maîtresse Machine » (p. 177). La particularité de cette machine était qu’elle pouvait entraîner la mort de qui voulait la posséder sexuellement si celui-ci ne connaissait pas son secret. La ressemblance graphique entre Mirabelle et Miranda, le personnage de The Tempest, rôle que Nicholas attribue à Lily dans ce qu’il croit être un palimpseste de la pièce, crée un rapport entre l’automate et la jeune fille. La comparaison semble d’autant plus pertinente que celle-ci semble, par moments, être une sorte d’automate ou marionnette manipulée par Conchis, “acting a role at Conchis’s command” (p. 202). L’association entre l’automate et Lily est soulignée dans le texte par l’intervention de Nicholas au moment précis du récit de Conchis où ce dernier parle de l’automate de de Deukans :

‘‘When de Deukans demonstrated her « fidelity » he turned and said, « c’est ce qui en elle est le plus vraisemblable. »It is the most lifelike thing about her.’
I looked at Lily covertly. She was staring down at her hands. (p. 178)’

D’ailleurs, lorsque Nicholas parvient à posséder sexuellement Lily son monde imaginaire et tout ce qui le soutient s’écroule. Il découvre que Lily n’est pas celle qu’il croyait, une jeune fille éprise de lui, mais devient à ses yeux une incarnation de l’automate :

‘Mirabelle. La Maîtresse-Machine, a foul engine made fouler flesh. (p. 490)’

Serait-elle en cela l’équivalent de l’automate, possédée et manipulée par Conchis ? Nicholas semble en tout cas poursuivre maintenant cette lecture qui fait de ce deuxième récit de Conchis une mise en abyme du roman avec, toutefois, une issue différente : au lieu d’obtenir la récompense espérée, il est tombé dans le piège tendu par Conchis, perçu maintenant, par une inversion, comme malveillant à son égard. Mais les éléments qui soutiennent cette lecture s’effondrent à leur tour et l’infirment. La collection d’œuvres d’art qui était le point commun entre Conchis et de Deukans se révèle être une illusion ; les tableaux détenus par Conchis n’étaient que des faux dont l’existence ne servait qu’à tromper Nicholas. En les utilisant de cette manière, Conchis ne faisait que mettre en lumière et exploiter le défaut de Nicholas de tout lire et interpréter à travers une grille de lecture toute faite. Quant à Lily, elle donne à Nicholas la preuve qu’elle n’est ni la marionnette de Conchis ni la jeune fille en laquelle il avait cru, lorsque, à la suite du « procès » de Nicholas, toute simulation écartée, elle fait l’amour, sous ses yeux, avec son véritable amant, marquant l’exclusion irrémédiable de Nicholas de ce rôle.

De tous les objets des collections que possède de Deukans la pièce la plus remarquable, que Conchis ne mentionne qu’à la fin pour en souligner l’importance, est ce qui est censé être l’organe sexuel du Christ :

‘But in his private chapel he kept an even more – to my mind – obscene object. It was encased in a magnificent early-medieval reliquary. It looked much like a withered sea-cucumber. De Deukans called it, without any wish to be humorous, the Holy Member. (p. 178) ’

La possession de ce « phallus » imaginaire, signifiant de la jouissance, illustre la perversion de de Deukans qui le possède en tant qu’objet séparé du corps et donc obscène. Par la possession de cet objet arraché au corps de l’autre, il se donne prise sur l’Autre, nie sa propre castration symbolique et ouvre la possibilité d’une jouissance sans limite. Car, comme l’affirme Nestor Braunstein :

‘Dès le premier accès au Symbolique, dès la première intrusion du Symbolique dans la vie, la Chose se trouve oblitérée, la jouissance restant marquée d’un moins. L’être humain est appelé à être à travers l’obligation de se dire, d’articuler des signifiants qui expriment toujours un seul contenu fondamental : celui du manque dans la jouissance. 85

Or, de Deukans se tient quasiment en dehors de la société des êtres parlants et surtout refuse tout commerce avec l’autre sexe, c’est-à-dire avec ce qui pourrait mettre en cause sa jouissance phallique de possession, de ce rapport possesseur-possédé plein, qui est la jouissance de l’Un. Conchis en le décrivant à Nicholas dit :

‘All that I could find out was that his family came from Belgium. That he was immensely rich. That he appeared, from choice, to have very few friends. No relations. And that he was, without being a homosexual, a misogynist. All his servants were men, and he never referred to women except with distaste. (p. 176)’

Son attirance pour les objets, qui s’exprime par ses collections, est une attirance pour la Chose, cet objet absolu de la jouissance perdue. Cela le pousse à tenter de « combler le vide creusé dans la jouissance quand elle doit se paroliser ». 86 La collection, qui est une forme de la compulsion de répétition, est sa façon de chercher la rencontre impossible. La fin inéluctable de de Deukans est annoncée par Conchis qui souligne le danger de cette pratique :

‘This is true of all collecting. It extinguishes the moral instinct. The object finally possesses the collector. (p. 178)’

La collection devient une demande dévorante jamais rassasiée et de Deukans lui-même y sera aspiré.

‘Why should such complete pleasure be evil? Why did I believe that de Deukans was evil? (p. 179) ’

L’association des signifiants “complete pleasure” peut se comprendre comme désir de complétude et établit un lien textuel, non pas entre de Deukans et Conchis, mais entre de Deukans et Nicholas car tous deux, quoique de façon différente, sont pris dans les rets d’un fantasme de régression et par la recherche de ce qui pourrait apporter une complétude originaire perdue. La quête de Nicholas, dans sa dimension oedipienne, est une manière d’arracher au père disparu, comme l’atteste le fantasme d’auto-engendrement et les sèmes militaires qui abondent, puis au père symbolique qui est Conchis, ce qui fonde à ses yeux leur pouvoir. Nicholas, à qui on tend un miroir qui trouble l’image et empêche la fusion, peut s’en sortir, mais pour de Deukans, empêtré dans un rapport spéculaire avec les objets de ses collections, il n’y a pas d’issue ; il est néanmoins déterminé à aller jusqu’au bout sans céder sur sa jouissance quoiqu’il advienne :

‘(…) he was a man from a perfect world lost in a very imperfect one. And determined, with a monomania as tragic, if not quite so ludicrous, as Don Quixotte’s to maintain his perfection. (p. 180)’

La chute de de Deukans est indirectement l’œuvre d’une femme. Misogyne, il ne tolère pas la présence féminine dans son château, mais un jour, ayant entendu le rire d’une femme que l’un de ses serviteurs avait introduite clandestinement, il congédie le serviteur. Ce dernier, pour se venger, met le feu au château lors d’une absence de de Deukans, détruisant toutes les collections. Privé de ce qui donnait sens à sa vie, de Deukans se suicide laissant à Conchis une partie importante de sa fortune. Cependant sa disparition laisse un reste, une énigme qui ne peut être réduite, sous la forme d’une citation latine de source inconnue, « Utram bibis ? Acquam an undam ? » (p. 188), laquelle des deux bois-tu, l’eau ou la vague ?

De Deukans meurt d’avoir voulu les deux, la vague par sa répétition et la totalité dont sont faites les vagues. Il meurt de ne pas avoir voulu céder sur sa jouissance. A sa mort il joue un rôle paternel auprès de Conchis et lui transmet par le legs la source de son pouvoir, ce qui renforce le parallèle entre ce rôle de père symbolique que de Deukans joue auprès de Conchis avec le rôle de père symbolique que celui-ci joue auprès de Nicholas. Mais le véritable héritage que de Deukans laisse à Conchis est la citation latine. En même temps la citation latine est hors récit mais, à la différence des objets de sa collection, elle renvoie à la chaîne signifiante et à une énigme irrésolue et insoluble dont Conchis donne la définition suivante :

‘‘(…) he meant the question should always be asked.’ (p. 188)’

Conchis rejoint ici John Fowles en formulant ce qui pourrait être une définition de son esth-éthique de l’inachevé.

Notes
84.

Lucien Dällenbach cite Gide qui le premier a utilisé ce concept « J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l’éclaire mieux et n’établit plus sûrement toutes les proportions de l’ensemble ». (A. Gide, Journal, 1889-1939, Paris, Gallimard « Pléiade », 1948, p. 41). Dällenbach propose de prendre « l’analogie pour ce qu’elle est, une tentative d’approcher une structure dont il est possible d’offrir la définition suivante : est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient ». Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, (Paris, Le Seuil, 1977, p. 18).

85.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 80.

86.

Ibid., p. 81.