Wimmel

Dans les trois premiers récits de Conchis Nicholas pouvait se complaire, trouver de quoi flatter son image narcissique même si, de récit en récit, une figure de l’Autre prend consistance et devient progressivement menaçante au fur et à mesure que l’attitude bienveillante qu’il prête à Conchis se transforme en malveillance. Cependant, dans le quatrième récit, l’Autre se pare de l’isotopie militaire et se déploie dans ce qu’il y a de plus terrifiant, sans que rien ne puisse s’y opposer.

Ce récit se distingue des autres car même si l’imaginaire de Nicholas y est impliqué, il est projetée sur le réel, ce qui produit l’angoisse. 92 Davantage encore que dans les récits précédents Nicholas est entraîné personnellement dans l’histoire lorsqu’il est arrêté par ce qui semble être une patrouille de soldats allemands sortie de la Deuxième Guerre Mondiale. A sa fascination pour cette mise en scène de Conchis s’ajoute un nouvel élément, la peur :

‘This scene was so well organized, so elaborate. I fell under the spell of Conchis the magician again. Frightened but fascinated (…). (p. 376)’

L’importance de ce récit est soulignée par sa place ; venant après les trois autres, il en est en quelque sorte le couronnement, et il marque la fin des visites de Nicholas à Bourani. Le chapitre qui le contient est le seul du roman à recevoir un titre : « Έλευθερια », mot grec dont la signification — « liberté » — ne sera donnée qu’après. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’une histoire inventée de toutes pièces comme les trois précédentes mais du récit des événements réels qui se sont déroulés à Phraxos pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Conchis insiste sur ces points et précise ce qui est en jeu :

‘‘What I am now about to tell you may help you understand why I am bringing your visits here to an end tomorrow. And for once it is a true story.’ I said nothing, though he left a little pause as if he expected me to object. ‘I should like you also to reflect that its events could have taken place only in a world where man considers himself superior to woman. (…). Men love war because it allows them to look serious. Because they imagine it is the one thing that stops women laughing at them. In it they can reduce women to the status of objects. That is the great distinction between the sexes. Men see objects, women see the relationship between objects. (…). I will tell you what war is. War is a psychosis caused by an inability to see relationships. Our relationship with our fellow-men. Our relationship with our economical and historical situation. And above all our relationship to nothingness. To death.’ (p. 413)’

Cela laisse entendre que l’attitude de Nicholas envers les femmes, qu’il considère à travers un vocabulaire militaire comme des « conquêtes », est une façon de nier leur singularité en les réduisant au statut d’objets. De plus, cette attitude qui relève, pourrait-on dire, de la guerre des sexes 93 , occulte son rapport avec le manque (“nothingness”) en y substituant une complétude, et avec la mort — non pas la mort rendue imaginaire comme lors de son faux suicide — mais la mort dans le Réel.

Ce récit se situe dans le roman au point où Nicholas s’enfonce le plus dans l’illusion, où littéralement il prend ses désirs pour la réalité. Il revient à Bourani la nuit pour un rendez-vous clandestin avec Lily/Julie et ils prennent un bain de minuit. Mais lorsque Nicholas cherche à faire l’amour, prétextant l’arrivée importune de ses règles menstruelles, elle le mène à l’orgasme dans l’eau en le masturbant. Nicholas méconnaît le côté individuel de l’acte qui est essentiellement à sens unique et croit avoir atteint son but :

‘We stood clung together, as before, not needing to say anything, the final barrier between us broken. (…). I needed no answer to my letters now. (…). All was transparent between us. (p. 370)’ ‘The old man had been as good as his word, we had not been spied on, I was at last sanctioned as the Ferdinand to his salt-haired, clinging, warm-mouthed Miranda. (p. 371)’

Les signifiants qui reviennent dans sa rêverie en retournant à l’école contredisent cette issue trop parfaite et font apparaître son côté illusoire :

‘Julie entranced me. It was as if I had stumbled on a sleeping princess and found her, once woken, not merely in love with me, but erotically starved, deliciously eager to exorcize whatever sour, and perverse lovemaking had gone on with her ill-starred choice of the previous year. (p. 371)’

Julie est placée sur le même plan que Conchis, comme quelqu’un qui l’ensorcelle, et Nicholas lit leurs rapports à travers la grille d’un conte de fée avec Conchis dans le rôle du « méchant » qui aurait fini par céder. Dans cette rêverie Nicholas fait également de Julie une projection de lui-même par évocation de son histoire d’amour malheureuse de l’année précédente qui reflète ce qui s’est passé entre Alison et lui.

Un bruit extérieur interrompt cette rêverie provoquant, au départ, une réaction de peur de sa part qui ne s’estompe pas malgré la première explication logique et rassurante qu’il donne à la présence de soldats sur cette partie de l’île. Voyant que les soldats portent des uniformes allemands Nicholas se rend compte que son conte de fée ne se déroule pas comme il l’imaginait. Cette fois-ci il n’est plus simple spectateur mais est aspiré directement dans le « masque » puisque non seulement il est fait prisonnier par les soldats allemands mais il se blesse à la main en tentant de fuir. Cette blessure marque Nicholas dans sa chair, soulignant que cette dernière expérience sera douloureuse et laissera des traces. Un nouveau lien entre cette blessure et le récit de Conchis est tissé lorsque Nicholas rencontre ce dernier quelques jours plus tard :

‘He stared at me, then down at my hand – my battle-wound from the Nazi incident ten days previously. It was scarred and still red from the daubings of merchurochrome the school nurse had put on it. (p. 402)’

En tant que « blessure de guerre » dans un contexte où l’isotopie militaire — et par conséquent la métaphore paternelle — est poussée à ses limites, elle est une forme de castration symbolique ou, tout au moins, elle en représente la possibilité.

A la différence des récits précédents qui faisaient place à l’imaginaire de Nicholas qui pouvait y inscrire et prolonger son désir, ici rien de tel. Ce qui se passe semble dépasser l’entendement et échapper à toute domestication du sens. Dans l’épisode sur la colline avec les soldats allemands, Nicholas les voit ramener un autre prisonnier dont la souffrance ne lui semble pas relever d’une mise en scène théâtrale :

‘As he came closer to me I saw, with a sharp sense that the masque was running out of control, that he was barefoot. His stumbling ginger walk was real, not acted. (pp. 377-8)’

La suite du roman est caractérisée par ce dérèglement provoqué par le heurt de l’Imaginaire et du Réel, et l’impossibilité de plaquer une signification sur ce qui se passe. Une impression similaire se produit au lendemain du quatrième récit où une nouvelle fois Nicholas se croit sur le point de réaliser son conte de fée. Conchis fait ses valises et part laissant entendre que tout est terminé puis Julie surgit de nulle part. Cependant, le conte de fée se transforme aussitôt en cauchemar ; Julie est enlevée et Nicholas se trouve enfermé dans un souterrain datant de la Deuxième Guerre Mondiale. Ayant cru que Conchis par sa dernière phrase avant de partir, “You do not know my meaning yet” (p. 449) voulait signifier que Nicholas ne savait pas encore qu’il allait retrouver Julie, Nicholas ne comprend plus rien. Ses clés de lecture ne permettent plus de déchiffrer le texte :

‘Snarling with rage, I remembered Conchis’s fairy-godfather exit : the gay farewell, the fireworks, the bottle of Krug. Our revels now are ended. But this was Prospero turned insane, maniacally determined never to release his Miranda. (p. 458)’

Le texte semble hoqueter et buter sur la fin que Nicholas tente en vain d’imposer. La maîtrise lui échappe.

Dans la scène jouée sur la colline après son rendez-vous clandestin avec Julie, Nicholas se trouve davantage dans le rôle de spectateur qu’acteur :

‘I was cast as a spectator in some way, not as the protagonist. (p. 377)’

La saynète le place dans un rôle similaire à celui de Conchis en 1943 et il ne peut que regarder, impuissant, le mauvais traitement infligé aux prisonniers grecs, l’apparent désaccord entre le lieutenant allemand et le colonel SS et voir comment le partisan refuse de se plier à la barbarie et surtout entendre son cri de défi. Ce partisan traite Nicholas de traître tout comme il considérait que Conchis, maire du village, était un collaborateur des nazis. Ainsi la saynète lui impose un rôle qu’il ne comprend pas encore et qu’il ne veut pas endosser. Il tente au contraire de tout lier au monde imaginaire qui doit lui permettre de réaliser ses rêves. Il croit reconnaître l’air que sifflote l’un des soldats, « Lili Marlène », qui le fait penser à Lily/Julie et, par conséquent, à un dénouement heureux. Toutefois une menace plane à la fin de la saynète lorsque le colonel SS s’adresse directement à Nicholas :

‘‘It. Is Not. Ended.’
There was just the trace of a humourless smile on his face; and more than a trace of menace. (p. 380)’

La ponctuation qui reproduit la diction hachée d’un non-anglophone pose des points finaux là où le sens ne le permet pas créant une problématique de la fin qui n’intervient pas là où on l’attend. Nicholas sent que ce qui se joue dépasse l’interprétation qu’il pourrait en faire :

‘Once more I was like a man in a myth, incapable of understanding it, but somehow aware that understanding it meant it must continue, however sinister its peripateia. (p. 381)’

Quelque chose se rejoue qui n’a pas de fin, qui est de l’ordre du mythe et à l’instar du mythe d’Œdipe, cela nous dit quelque chose de fondamental sur la structure de la subjectivité.

Entre cette scène qui le plonge dans le monde du quatrième récit et le récit même, Nicholas reçoit un certain nombre de lettres. Une lettre inattendue de Conchis lui intime que toute autre visite à Bourani serait vaine, contredisant ce que Julie lui avait dit lors de leur rendez-vous clandestin où elle avait affirmé que, mis devant le fait accompli, Conchis acceptait leur liaison. Cette expulsion du paradis fonctionne comme prolepse annonçant une fin différente de celle qu’imaginait Nicholas. De plus la divergence entre ce que dit Conchis et ce que dit Julie montre que le miroir tendu à Nicholas est en train de se fêler. Nicholas ressent la fracture qui en résulte :

‘For weeks I had had a sense of being taken apart, disconnected from a previous self – or the linked structures of ideas and conscious feeling that constitute self; and now it was like lying on the workshop bench, a litter of parts, the engineer gone … and not being quite sure how one put oneself together again. (pp. 386-7)’

Pour l’instant il est dans un état entre-deux, entre la régression vers le corps morcelé et la possibilité de se reconstruire. Cependant pour lui la reconstitution de sa nouvelle identité passe par la satisfaction de son désir pour Julie. Ainsi il repousse toute pensée d’Alison de son esprit :

‘She was spilt milk; or spilt semen. I wanted Julie ten times more. (p. 387)’

La semaine qui suit lui apporte une promesse de satisfaction. Une lettre de Julie arrive où elle proteste de son amour et, contredisant une nouvelle fois Conchis, lui dit qu’elle s’attend à le voir à Bourani le week-end suivant. En écho à l’expression de son abandon d’Alison, en ouvrant une autre lettre qui lui est parvenue en même temps que celle de Julie, il découvre des coupures de presse annonçant le suicide d’Alison. Malgré les sentiments de culpabilité qu’il éprouve, Julie lui apparaît plus que jamais indispensable :

‘And Julie; she now became a total necessity. (p. 399)’

La nature du rapport qu’il cherche à créer s’exprime dans l’épithète “total”, un rapport de complétude qui le permettrait de prendre un nouveau départ, “a clean start” (p. 399-400).

Une autre lettre le conforte dans ses intentions. Le directeur de la banque en Angleterre où Julie affirmait détenir un compte répond à sa demande de renseignements, confirmant par la même occasion l’identité de Julie et authentifiant à ses yeux tout ce qu’elle lui a dit. Lorsque, plus tard, l’identité de Julie vacillera, par effet de miroir c’est l’identité de Nicholas, tant il fonde tout sur un rapport avec Julie, qui sera remise en question.

En se rendant à Bourani dix jours après l’épisode de nuit avec les soldats allemands pour ce qui sera sa dernière visite, Nicholas se sent comme un intrus, comme lors de sa première visite :

‘It was like the first day. The being uninvited, unsure; the going through the gate, approaching the house in its silent sunlit mystery, going round the colonnade; and there too it was the same, the tea-table covered in muslin. No-one present. The sea and the heat through the arches, the tiled floor, the silence, the waiting. (p. 402)’

Quelque chose est en train de se répéter, d’insister. Nicholas cherche à la fois à aller plus loin et à effectuer un retour. Mais ce besoin de répéter ne fera pas surgir l’Un perdu car « même à répéter le même, le même, d’être répété, s’inscrit comme distinct ». 94 Ce qui insiste c’est la chaîne signifiante et dans le ratage à reproduire le même se produit une articulation entre deux signifiants (S1/S2) qui permet le surgissement du sujet comme effet de discours. 95

Conchis explique à Nicholas que tout ce qui s’est passé à Bourani était du théâtre, mais du théâtre d’un genre nouveau qui ignore toute règle de continuité, d’espace et de temps. Du théâtre qui n’a plus besoin de spectateurs. Cette nouvelle version de “All the world’s a stage” signifie en fait que Nicholas n’a fait que lire toutes ses expériences à travers le filtre de textes littéraires déjà écrits, tentant de reproduire au lieu de produire du nouveau. Conchis insiste sur l’authenticité de ce qu’il s’apprête à raconter qui se différencie des récits précédents qui n’étaient que pure invention de sa part. Par le truchement de ce récit se produira une rencontre avec le réel où se laissera entrevoir un certain savoir sur la vérité de la structure de sujet.

Le récit que fait Conchis oppose deux officiers allemands : le Lieutenant Anton Kluber, commandant de la garnison de soldats autrichiens sur l’île et amateur de musique qui établit de bons rapports avec Conchis qu’il avait fait nommer maire du village et le Colonel Dietrich Wimmel, un officier SS envoyé pour redresser le moral des troupes de la région. En visionnant un film d’époque où l’on voyait Anton Kluber, Nicholas remarque, “I saw a handsome young man of about my own age” (p. 417). Il reprend les mêmes termes qu’il avait utilisés pour décrire Alison lors de leur première rencontre : “a girl of about my own age” (p. 23). Ce rapprochement se renforce par le fait qu’après les événements Anton se suicide et surtout que ses initiales, A. K. sont aussi celles d’Alison Kelly. Ainsi malgré l’absence des femmes de ce récit de guerre et malgré la disparition d’Alison du roman du fait de son « suicide », quelque chose d’Alison vient s’inscrire par l’entremise de la lettre ; précisément là où Nicholas avait auparavant inscrit Lily — c’est-à-dire la tromperie — par la chanson sifflotée par le soldat allemand. Nous pouvons donc dire que Nicholas se sent soutenu par le contenu des lettres (missives) qui trompent alors que la lettre, sans épaisseur sémantique, trace dans ce récit une part de sa vérité de sujet.

La venue du Colonel Wimmel, qui a l’âge de Conchis, et qui, par sa fonction militaire, rappelle le père de Nicholas, met Anton au second plan comme s’il s’agissait d’un enfant. Conchis le souligne à l’occasion du repas le jour de l’arrivée de Wimmel :

‘‘We two older men polarized the situation. Anton became an irrelevance.’ (p. 419)’

Tout en Wimmel évoque la cruauté, l’absence d’humanité et la mort. Il s’est entouré d’un groupe de soldats qui portent le nom “die Raben”, les corbeaux, signifiant leur déshumanisation et leur rôle de charognards. Wimmel est une machine à calculer qui met un prix sur la vie de ses soldats. Si un soldat allemand est blessé dix otages sont exécutés, si un soldat allemand est tué vingt otages sont exécutés. Il exerce un pouvoir de vie ou de mort, mais surtout de mort. Lorsque quatre soldats allemands sont tués par des partisans Wimmel revient sur l’île comme l’ange de la mort pour demander le prix. L’avion qui le ramène jette une ombre sur noire sur les maisons blanches comme celle de la faux :

‘‘I remember the shadow of its wings falling on the whitewashed houses. Like a black scythe.’ (p. 421)’

L’image de mort colle d’autant plus fort que cette “scythe” contient le phonème /ai/, “I/eye”, et renvoie à la description que Conchis faisait des yeux de Wimmel : “He had eyes like razors” (p. 418), et le phonème initial de “razors” est également celui de “ravens”. Wimmel exige quatre-vingts otages et tout bascule dans l’horreur. Les partisans et deux filles qui les ont aidés sont arrêtés et torturés, l’un des partisans est même castré, comme pour souligner le rôle d’Autre paternel absolu que joue Wimmel. Conchis, à la demande de Wimmel tente de persuader le chef des partisans de parler et l’hostilité que celui-ci montre à l’égard de Conchis qu’il semble considérer comme un traitre reflète l’attitude de celui qui jouait son rôle le soir sur la colline à l’égard de Nicholas. Au lieu de parler, quand les allemands enlèvent le bâillon de sa bouche il hurle “eleutheria”.

Pour justifier son comportement Wimmel affirme :

‘‘You think I am a sadist. I am not. I am a realist’ (…). ‘You will please remember that like every other officer I have only one supreme purpose in my life, the German historical purpose – to bring order into the chaos of Europe. When that is done – then is the time for lieder-singing.’ (p. 428)’

Conchis inverse ce discours et perce l’horreur que recèle l’idéologie nazie et la contradiction sur laquelle elle se fonde :

‘‘I cannot tell you how, but I knew he was lying. One of the great fallacies of our time is that the Nazis rose to power because they imposed order on chaos. Precisely the opposite is true – they were successful because they imposed chaos on order. They tore up the commandments, they denied the super-ego, what you will. They said “You may persecute the minority, you may kill, you may torture, you may couple and breed without love.” They offered humanity all its great temptations. Nothing is true, everything is permitted.’ (p. 428)’

La jouissance de Wimmel est terrible car elle est celle « d’un Autre ravageur qui réapparaît dans le Réel à cause du défaut d’inscription du Nom-du-Père (forclusion) ». 96 Rien ne peut la circonscrire car elle permet tout et relève d’un monde qui exclut le symbolique. D’abord l’ordre, dit Wimmel, ensuite on peut apprécier la musique. L’autre sexe ne peut pas avoir sa place dans ce système basé sur la négation de la différence.

La liberté absolue de Wimmel est en fait la négation de toute liberté, et ce dont il jouit est la privation de la liberté des autres. Ainsi le choix qu’il offre à Conchis d’exécuter les deux partisans encore en vie afin de sauver la vie des quatre-vingts otages n’est pas un choix. Conchis ne peut faire autrement. Mais cette absence de choix révèle ce qui arrive si l’on tombe dans la logique de Wimmel – il n’y a pas de fond et la chute est sans fin. L’arme fournie à Conchis pour tuer les partisans n’est pas chargée ; il doit donc l’utiliser pour les frapper à mort. Face au partisan dont on a brûlé la langue pour l’empêcher de crier sa liberté, Conchis se rend compte que s’il tue les partisans il renonce de fait à sa propre liberté. Il prononce le mot que le partisan ne peut plus dire et refuse de commettre l’acte barbare que Wimmel lui demandait. L’acte de Conchis contraste avec l’attitude d’Anton et des soldats qui, tout en désapprouvant ce que fait Wimmel et « die Raben », ne font rien pour l’en empêcher.

Le suicide d’Anton est la mort de celui qui n’a pas su choisir, et son dilemme évoque celui de Nicholas en même temps que le suicide d’Alison. Pour Conchis la signification de l’histoire est plus large :

‘‘Because the event I have told you is the only European story. It is what Europe is. A Colonel Wimmel. A rebel without a name. An Anton torn between them, killing himself when it is too late. Like a child.’ (p. 439)’

Anton meurt de ne pas assumer sa division, ce qui fait de lui un sujet. Nicholas, à force de refuser la castration symbolique, de faire passer le Nom-du-Père du côté de l’Imaginaire, ne laisse pas opérer la coupure avec la Chose. Les avatars du père défaillant reviennent avec de plus en plus d’insistance et prennent des proportions terrifiantes. La position de Nicholas qui se soumet à la loi d’un Wimmel comme le « ich » commun de leurs prénoms le suggère, devient de plus en plus difficile à tenir. A la fin du récit, au lieu de penser à Julie, il ne peut s’empêcher d’évoquer le souvenir d’Alison mais tente de le réduire à l’aide de références littéraires :

‘Once more my mind wandered, in the grey silences of the night, not to Julie, but to Alison. Staring out to sea, I finally forced myself to stop thinking of her as someone still somewhere, if only in memory, still obscurely alive, breathing, doing, moving, but as a shovelful of ashes already scattered; as a broken link, a biological dead end, an eternal withdrawal from reality, a once complex object that now dwindled, dwindled, left nothing behind except a smudge like a fallen speck of soot on a blank sheet of paper.
As something too small to mourn; the very word was archaic and superstitious, of the age of Browne, or Hervey; yet Donne was right, her death detracted, would for ever detract, from my own life. (p. 441)’

Le choix de Nicholas entre Julie et Alison est déterminant pour lui : ou la complétude imaginaire avec celle qui lui renvoie l’image du même, ou le risque de l’inattendu avec celle qui ne se conforme pas à cette image. Le signifiant “forced” indique que le choix fait l’objet d’une lutte interne, que ce qu’il a vécu a déstabilisé Nicholas. Le passage fait écho à d’autres épisodes. Quand Nicholas essaie de consigner Alison à l’oubli de la mort nous pensons à Conchis qui dit à propos de sa fiancée morte, “the dead live (…) by love” (p. 153), d’autant plus que la mort d’Alison est imaginaire et qu’elle est réellement en vie. De la même façon, lorsque Nicholas tente de rendre abject le souvenir d’Alison en la réduisant à une pelletée de cendres, “a shovelful of ashes already scattered”, il reproduit le procédé qui lui avait permis de chasser la pensée d’Alison en la comparant à “spilt milk; or spilt semen” (p. 387) pour la remplacer par celle de Julie. Alison, qu’il avait réduite au début du roman à un oxymore pour cerner l’énigme qu’elle lui posait, devient ici “a smudge (…) on a blank sheet of paper”, une tache, une bavure de plume que l’on fait quand on essaie d’effacer quelque chose. Autrement dit, par sa mort Alison échappe au rapport textuel qu’il lui avait imposé. Finalement Nicholas fait usage de l’évocation littéraire pour conserver la maîtrise de ses pensées.

Nicholas, avons-nous dit, vise à se rendre imaginairement maître de sa vie ; c’est là l’enjeu du premier chapitre du roman où il évoque la disparition de ses parents. A cette évocation qui seule semblait insuffisante et inopérante s’ajoute sa décision d’abandonner l’Angleterre, sa mère patrie, pour le monde de l’Imaginaire qu’est la Grèce qu’il compare à une femme dont il est tombé amoureux et avec qui il trompait Alison :

‘What Alison was not to know – since I hardly knew it myself – was that I had been deceiving her with another woman during the latter part of September. The woman was Greece. (p. 39)’

Libre de s’inventer les parents dont il a besoin, Nicholas investit Conchis dans le rôle vide de l’Autre paternel et lui donne d’abord une consistance bienveillante puis malveillante. Conchis l’encourage à le faire pour mieux l’engluer dans l’Imaginaire de ses récits où prend consistance l’image de l’Autre, jusqu’à son incarnation dans le terrifiant Colonel Wimmel.

Notes
92.

Dans son article sur le RSI, Pierre Kaufmann affirme que l’angoisse est produite par la projection de l’Imaginaire sur le Réel sans la médiation du Symbolique. « RSI », L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann (Paris, Bordas, 1998, p. 498).

93.

Ainsi Mitford, le prédécesseur de Nicholas à Phraxos, et dans une certaine mesure son avatar, décrit ses rapports avec les deux jeunes filles June et Julie entièrement, jusqu’à l’absurde, en termes militaires (“Quick recce (…). Consolidated position (…) marked the other for my area of ops (…). Didn’t actually get round to unarmed combat at that point (…). Full magazine on and nothing to shoot at (…). Operation Midnight Swim (…). (pp. 611-613).

94.

Pierre Kaufmann, op. cit., p. 471.

95.

Ibid., p. 472.

96.

Nestor Braunstein, op. cit. p. 109.