Le procès

Quand son monde imaginaire s’écroule Nicholas doit subir une parodie de procès où il est placé dans une situation semblable à celle de Conchis dans le quatrième récit. On lui donne un fouet et lui laisse la possibilité de punir Julie pour sa trahison. Mais au lieu d’affirmer son « ich » qui le lie, entre autres, à Dietrich Wimmel, Nicholas rend le fouet, rejoignant par ce geste Conchis, et accepte, non sans mal, l’inversion de ce « ich » qui s’opère en lui :

‘I was not holding a cat in my hand in an underground cistern, I was in a sunlit square ten years before and in my hands I held a German sub-machine gun. It was not Conchis who was now playing the role of Wimmel. Wimmel was inside me, in my stiffened backthrown arm, in all my past; above all in what I had done to Alison.
The better you understand freedom, the less you possess it.
And my freedom too was in not striking, whatever the cost, whatever eighty other parts of me must die, whatever the watching eyes might think of me; even though it would seem, as they must have foreseen, that I was forgiving them, that I was indoctrinated, their dupe. I lowered the cat, and I could feel tears gathering – tears of rage, tears of frustration.
All Conchis’s manoeuvrings had been to bring me to this; all the charades, the physical, the theatrical, the sexual, the psychological; and I was standing as he had stood before the guerilla, unable to beat his brains out; discovering that there are strange times for the calling in of old debts; and even stranger prices to pay. (p. 518)’

Le manque de précision de “old debts” et “prices to pay” permet de lire ici que Nicholas est en train de reconnaître à son corps défendant « la « dette symbolique » due à ceux qui nous ont transmis le langage ». 97

La désinflation de l’Imaginaire s’amorce ici et se reflète dans le mouvement du grotesque vers la « normalité » qui s’opère dans le procès lorsque les participants ôtent leurs déguisements. Il ne s’agit, toutefois, que d’un déshabillage partiel car les participants adoptent un autre rôle. Ainsi Nicholas doit comprendre qu’à chercher une signification à tout, il s’embarque dans une course sans fin.

Nicholas qualifie le geste d’enlèvement des déguisements de “well rehearsed” (p. 503). Le signifiant qui désigne la répétition théâtrale envoie le texte dans d’autres directions puisqu’en plus d’attirer l’attention sur quelque chose qui se répète il évoque en même temps la mort par le biais de “hearse”, qui se révèle si l’on déshabille le signifiant, et qui désigne le corbillard. Il y a effectivement une seule personne qui ne se dévoile pas :

‘Only one person was not revealed: whoever was in the coffin-sedan. (p. 504)’

Le geste théâtral permet de dire quelque chose qui ne pouvait se dire autrement sur ce que fuyait Nicholas et qui concerne l’articulation de la mort à la vie.

Le procès est présidé, non pas par Conchis, comme l’on aurait pu s’y attendre, mais par un vieillard qui se présente comme le Docteur Friedrich Kretschner. Il s’agit là d’un certain décentrement de Conchis que Nicholas admet difficilement car il continue, malgré tout, d’investir ce dernier d’intentionnalité, le supposant être l’auteur de ce que disent les participants :

‘There were too many echoes of Conchis. I was not misled by the new mask . He was still the master of ceremonies, the man behind it all; at web-centre. (p. 511)’

Le nom du président contient le phonème “ich”, suggérant que Nicholas continue à se faire des illusions, mais ce phonème est associé ici à ce qui fait homophonie en anglais avec « freed », libéré. La nationalité du président le lie à Wimmel, mais dans le début du prénom « Fried » nous trouvons l’inversion du « Die » de Dietrich. Sur le plan imaginaire, dans la scène qui se joue, il sera permis à Nicholas de se dissocier de Wimmel-la mort et d’opter pour une liberté qui sera forcément limitée, pas-toute.

Que Nicholas soit encore quelque peu empêtré dans l’imaginaire est signifié par l’injonction du président de réfléchir à ce qui s’est passé. Le syntagme “recollect in tranquillity” (p. 506) évoque la définition célèbre de la poésie de Wordsworth : “emotion recollected in tranquillity”. Cela semble cantonner Nicholas pour le moment dans son rôle imaginaire de poète, en attendant de trouver une voie de sortie qui lui permettra d’assumer une position de non-maîtrise.

L’attention de Nicholas se porte de moins en moins sur l’habillage et plus vers ce qui est caché derrière. A la vue des participants du procès dans leurs déguisements il dit :

‘The fear I felt was the old same fear; not of the appearance, but of the reason behind the appearance. It was not the mask I was afraid of, because in our century we are too inured by science fiction and too sure of science reality ever to be terrified of the supernatural again; but of what lay behind the mask. The eternal source of all fear, all horror, all real evil, man himself. (pp. 499-500)’

Ce qui sert de point focal au procès est la chaise à porteurs en forme de cercueil placée dans l’espace vide central, “the empty central space” (p. 502), et la personne qui est ou qui n’est pas dedans. Les porteurs font comme si la chaise contenait une relique, “some purifying relic” (p. 502). L’étymologie de “relic” nous indique que nous touchons ici à la Chose, à quelque chose qui ne peut être dévoilé, la mort.

Le président du procès insiste sur le fait que la chaise, en position centrale, est vide :

‘‘Now – on my left – you see an empty box. But we like to think that there is a goddess inside. A virgin goddess whom none of us has ever seen, nor will ever see. We call her Ashtaroth the Unseen.’ (p. 505)’

Nicholas pour l’instant n’est pas en mesure d’accepter le vide central préférant, nous l’avons vu, placer Conchis dans cette position. Plus tard lorsqu’il découvre la supercherie du suicide d’Alison il tentera de la placer au centre, l’identifiant à la déesse dans la chaise à porteurs, “Ashtaroth the Unseen was Alison.” (p. 566) Le /Ash/ initial rappelle la pelletée de cendres à laquelle Nicholas tentait de la réduire, “a shovelful of ashes”, mais /taroth/ qui évoque la surdétermination imaginaire du jeu de Tarot met en garde contre le plaquage d’une signification sur ce qui ne se laisse pas réduire.

Lorsqu’à la fin du procès Nicholas renonce à punir Julie en lui administrant des coups de fouet et rend le fouet –— qui tient lieu de Phallus — à Conchis, il renonce, à la différence de de Deukans ou de Wimmel, à posséder le Phallus. En le faisant il se sent physiquement diminué, comme s’il subissait une forme de castration :

‘I felt myself almost physically dwindling; as one dwindles before certain works of art, certain truths, seeing one’s smallness, narrow-mindedness, insufficiency in their dimension and value. (p. 519)’

Que l’art, associé à la vérité, puisse produire de tels effets est ce qu’il nous affirme.

L’emprise du fantasme est, cependant, suffisamment forte pour que Nicholas puisse s’y accrocher. Il continue à apparenter les événements à une pièce de théâtre et pense, sans doute, y voir s’inscrire le mot « fin ». Il décrit la sortie des protagonistes du procès comme celle des acteurs à la fin d’une représentation :

‘Finally only the group of twelve remained. Once again, drilled as a Sophoclean chorus, they bowed, then turned and walked out. (p. 519)’

Toutes ses conjectures s’avèrent erronées puisque dans un nouveau rebondissement qui renverse la dernière scène du procès, il est attaché à son tour au pilori et contraint de regarder un pastiche de film pornographique où Julie/Lily joue le rôle d’une jeune aristocrate qui trompe son mari. Insérée dans le film se trouve une scène où Nicholas se voit accompagné d’Alison lors de leur randonnée sur le Mont Parnasse. La juxtaposition des deux scènes et l’effet de miroir joué par Julie par rapport à Nicholas suggèrent que la vraie tromperie se trouve là.

L’écran du cinéma se lève et derrière, comme sur une scène de théâtre, Nicholas, impuissant, voit Lily, sans obscénité, faire l’amour avec son véritable amant. Cette scène constitue l’expulsion définitive de Nicholas du rôle de l’amant de Lily et modifie sa façon de voir les femmes :

‘Everything I had ever thought to understand about woman receded, interwove, flowed into mystery, into distorting shadows and currents, like objects sinking away, away, down through shafted depths of water. (p. 529)’

Les femmes traitées par Nicholas comme objets de collection, “objects sinking away”, redeviennent énigme insondable, “flowed into mystery”.

La dernière brève rencontre avec Conchis n’apporte aucun éclaircissement si ce n’est que ce dernier incite Nicholas à apprendre à sourire. Un sourire qui équivaut à une acceptation des conditions de l’existence qui passe par l’acceptation d’une forme de castration symbolique :

‘It came to me that he meant something different by ‘smile’ than I did; that the irony, the humourlessness, the ruthlessness I had always noticed in his smiling was a quality he deliberately inserted; that for him the smile was something essentially cruel, because freedom is cruel, because the freedom that makes us at least partly responsible for what we are is cruel. So that the smile was not so much an attitude to be taken to life as the nature of the cruelty of life, a cruelty we cannot even choose to avoid, since it is human existence. (p. 531)’

Libéré, Nicholas se trouve dans les ruines de Monemvassia avec, à côté de lui, une boîte noire contenant un revolver et six balles. Ayant traversé les épreuves le suicide n’est pas une option pour lui et il tire les balles vers la mer :

‘It was a feu de joie, a refusal to die. (p. 534)’

Cette renaissance marque la fin de son séjour en Grèce et contraste avec le suicide théâtral qu’il avait envisagé au début de son séjour sur Phraxos qui avait précédé le début de ses visites à Bourani. Le “feu de joie” anticipe également sur le “bonfire” qui clôt le roman.

Le parcours de Nicholas n’est pas pour autant terminé. Son départ du lycée se fait dans des conditions analogues à celles du départ de son prédécesseur Mitford, ancien capitaine de l’armée et rattaché par là à l’isotopie militaire. Il frappe violemment à l’oeil un professeur qu’il soupçonne d’être un espion de Conchis. Cette répétition du geste de Mitford montre que la transformation de Nicholas n’est pas encore achevée, et laisse entendre qu’il lui reste à se situer par rapport à son père qu’il avait évacué dès le début du roman. Il se distanciera définitivement de Mitford dans la dernière partie du roman.

La réaction du professeur donne une indication de ce qui arrive à Nicholas. Il réagit aux insultes comme un enfant, “he looked up in a red rage, like a child” et, frappé par Nicholas, il se couvre les yeux de ses mains, “Demetriades stood like a parody of Oedipus with his hands over his eyes” (pp. 540-1). Dans une de ses inversions habituelles Nicholas, par la correction administrée à Demetriades, illustre l’expérience oedipienne qu’il vient de vivre lui-même.

Dans cet état intermédiaire où la coupure s’est faite mais n’est pas encore assumée, Nicholas ne peut que constater le retour à la case départ. Il décrit sa situation dans des termes identiques à ceux qu’il avait utilisés lors de sa décision de se suicider au début de son séjour à Phraxos :

‘I was marooned; winglessand leaden, as if I had been momentarily surrounded, then abandoned, by a flock of strange winged creatures; emancipated, mysterious, departing, as singing birds pass on overhead; leaving a silence spent with voices. (p. 554)’

A ses yeux, donc, une boucle est en train de se boucler.

Il ne lui reste plus qu’à rentrer en Angleterre mais lors de son passage à Athènes la boucle se rompt. Suivant des indications qu’il reçoit de façon anonyme il se rend dans un cimetière et trouve la tombe de Conchis qui serait mort depuis quatre ans. Conchis lui indique par là que la place qu’il occupait est désormais vide et qu’il serait vain de continuer à l’imaginer occupée. Sur la tombe Nicholas ramasse une fleur inconnue, laissant les deux attributs du sorcier du Tarot, le lys (Lily/Julie) et la rose (Rose/June). C’est cette fleur qui fait la brisure et enchaîne sur la suite puisqu’il s’agit de “Sweet Alison”. La découverte du nom de la fleur qu’il n’a pas réussi à ressusciter coïncide avec l’apparition d’Alison ressuscitée en dehors de lui et donc échappant à sa maîtrise.

Notes
97.

Annie Ramel, op. cit., p. 72.