La tension complétude/incomplétude

C’est tout naturellement à la fin du roman que cette question de complétude se pose. Dans le premier et dernier paragraphe du dernier chapitre un narrateur extra hétéro-diégétique 101 intervient, et cette intervention est signalée par l’emploi du présent qui tranche avec le prétérite employé par le narrateur Nicholas. La première instance de cette voix en début du chapitre signale une décomposition de la voix narrative par la mise en question d’un de ses aspects qui est la temporalité. Elle préfigure la décomposition subséquente de la « liberté » de Nicholas en “fragments of freedom” (p. 656) et à la décomposition des mots sous l’effet de halètement de l’allitération, passant d’un fonctionnement textuel basé sur le signifiant à un autre fonctionnement du langage qui fait émerger la lettre. Cette voix commente la fin impossible du roman, signifie l’impossible fusion entre Nicholas et Alison, ainsi que l’éviction de Nicholas, et du lecteur dont Nicholas était un avatar, et suspend le récit.

Néanmoins, en même temps que cette voix trouble la représentation et crée un effet de rupture, elle subit une tentative de la part de Nicholas en tant que narrateur de l’intégrer et de lui donner consistance en la plaçant par symétrie au début et à la fin du chapitre. L’effet créé serait alors proche de ce que Fowles appelle “the unresolved note” et qu’il décelait dans les romans de Thomas Hardy, insistant sur la vacillation qui clôt le texte.

Alison n’est plus une anagramme contenue dans le nom de Nicholas comme elle le lui avait fait remarquer lors de leur rencontre au milieu du roman :

‘‘That reminds me. A crossword clue. I saw it months ago. Ready?’ I nodded. ‘“She’s all mixed up, but the better part of Nicholas” … six letters.’ (p. 266)’

Elle devient maintenant “an anagram made flesh” (p. 656). La transformation d’Alison fait écho, par la reprise du même signifiant, à la transformation de Julie/Lily après qu’elle ait « trahi » Nicholas. Il la décrit alors comme “a foul engine made fouler flesh” (p. 490). Cette comparaison souligne le coté mécanique de ce qu’elle fait, de la relation qu’elle peut entretenir avec autrui, faisant d’elle une marionnette entre les mains d’un Autre manipulateur. Ici, au contraire, dans l’absence de l’Autre, Alison se défait du rapport textuel de l’anagramme. Quelque chose de la lettre se noue au corps et effectue une coupure entre le sujet et l’objet. Nicholas doit accepter ici l’inexistence de l’Autre et prendre conscience de l’altérité d’Alison, se résigner au fait qu’il n’y ait pas d’Autre mais qu’il y a de l’Autre chez l’autre. C’est ici que se dit quelque chose de sa vérité de sujet. Le signifiant « anagram » est venu remplacer « word » dans l’évangile de Saint Jean. Ce remplacement inscrit quelque chose de l’énigme féminine que jusqu’alors Nicholas tentait de nier.

La relation de Nicholas à Alison a été construite depuis leur première rencontre sur la base du fantasme que Lacan signifie par l’algorithme ($ ◊ a). Le S barré représente le sujet, le poinçon le type de rapport basé sur la conjonction/disjonction du désir mais où l’identification totale n’est pas possible. Dans leur première rencontre Nicholas isole Alison lors de son apparition inopportune à la soirée organisée par Maggie, et la place dans l’encadrement de la porte qui tient lieu de cadre pour le fantasme. Constamment, avons-nous dit, il cherche un rapport de fusion, et tente de transformer le poinçon en signe d’égalité ou, à défaut d’y parvenir, il cherche alors la fission, la séparation totale afin de pouvoir jouir d’un nouvel objet qui serait Lily/Julie. Dans un cas comme dans l’autre ce rapport revient à nier l’altérité d’Alison, à la détruire conformément à la logique phallique qui le pousse.

Ainsi l’anagramme partielle de leurs deux noms signalée par Alison ne fonctionne pas comme voudrait la faire fonctionner Nicholas pour qui elle signifie l’absorption de l’autre. L’anagramme introduit un travail de la lettre au-delà de la signification, travail indispensable à la représentation dont elle signifie la limite, et elle constitue un élément de rupture avec la construction d’un sens univoque.

Par son « suicide » Alison disparaît du texte, échappe à la narrativisation de Nicholas et par conséquent à sa maîtrise. Sa réapparition à la fin ne permet pas une nouvelle assimilation. Le cristal qu’il voyait en elle est brisé en mille morceaux et ne se reconstitue pas en une unité saisissable, mais reste toutefois en devenir possible, “waiting to be reborn”. (p. 655)

Ce qui se met en suspens à la fin du roman est la complétude illusoire du texte, et la complétude sexuelle illusoire de Nicholas et Alison. La liberté, “freedom”, qui était le signifiant maître de Nicholas, la « liberté toute », se brise en fragments, “fragments of freedom” (p. 656). La véritable nature de ce qui se passe est soulignée par l’apparition concomitante d’un avatar d’Œdipe, figure de la castration :

‘A hundred yards away a blind man was walking freely, not like a blind man. Only the white stick showed he had no eyes. (p. 654)’

Le signifiant “freely” établit d’une part un lien entre Nicholas et l’aveugle et combine les deux signifiants “freedom” et “relief” (que l’on obtient en recombinant les lettres) qui évoquent et la mort de ses parents et sa première séparation avec Alison. La liberté de Nicholas subit ici la coupure de la lettre. Dans la contrainte de la castration suggérée par l’aveuglement et par l’interdiction signifiée à Nicholas de son désir fusionnel, il y a libération de l’emprise imaginaire et inscription dans l’ordre symbolique par l’entremise du symbole “white stick”.

Notes
101.

“A narrator who is, as it were, ‘above’ or superior to the story he narrates is ‘extradiegetic’, like the level of which he is a part. (…) A narrator who does not participate in the story is called ‘heterodiegetic’.” (pp. 94-95) “The criteria are not mutually exclusive and alllow for cross-combinations between the different types.” (p. 94). Shlomith Rimon-Kenan,Narrative Fiction, (London, Routledge, 1989).