La disparition de l’Autre

Tout au long du roman Nicholas avait l’impression d’agir sous le regard d’un autre. Avant de rencontrer Conchis, sur une plage près de Bourani, Nicholas a l’impression d’être observé :

‘(…) I had the sensation I was not alone. I was being looked at. (p. 68)’

Cette impression ne le quittera plus, et il se sentira constamment épié comme Adam dans le jardin d’Eden par l’œil de Dieu. Or, l’aveugle qui survient dans le dernier chapitre signifie la disparition de l’œil qui symbolisait le regard de l’Autre, et, par l’homophonie « eye/I », la disparition de l’Autre en tant que sujet qui soumettait Nicholas par son regard. A la fin Nicholas peut donc constater l’absence de l’Autre “there were no watching eyes” (p. 654) et défaire cet Autre à qui il avait donné imaginairement consistance.

Dans la réfraction de sens nous pouvons également voir dans l’apparition énigmatique de l’aveugle un avatar de Tiresias, le devin aveugle de la mythologie, qui était à la fois homme et femme. Il constitue en quelque sorte une figure du lien qui unit Conchis dans la deuxième partie du roman et Lily de Seitas qui prend le relais dans la dernière partie. L’évocation de Tiresias permet ici de dépasser l’Œdipe qui avait tant de mal à fonctionner dans le roman car le Nom-du-Père dont l’opération séparatrice est essentielle est passé du côté de l’Imaginaire. Avec Tiresias, qui avait été rendu aveugle comme punition de ne pas avoir pu résoudre la discorde entre les sexes, la question qui se pose est celle de la jouissance et notamment celle de la jouissance féminine. Il y a là inscription d’une féminisation de Nicholas qui va de pair avec sa « déphallicisation ». Cela nous permet de faire une nouvelle lecture de l’anagramme où Alison, figure de la féminité, est définie comme “the better part of Nicholas”, donnant à comprendre que ce qui manque à Nicholas serait cette partie féminine qui constitue la meilleure partie de lui-même. Ainsi la castration qui s’effectue passe moins par le Nom-du-Père mis en cause par la rupture épistémologique de la modernité, que par le « pas-tout » de la femme.

A ce moment de vérité apparaît le vide laissé par la disparition de l’Autre et nécessaire pour faire place au sujet et rendre possible une énonciation :

‘The final truth came to me, as we stood there, trembling, searching, between all our past and all our future ; at a moment when the difference between fission and fusion lay in a nothing, a tiniest movement, betrayal, further misunderstanding. (p. 654) (mes italiques)’

Ce vide avait été habillé par l’imaginaire de Nicholas mais dans la chute du fantasme qui se produit ici il se déshabille et réapparaît. Toutefois le texte ne le remplit pas d’un sens final qui serait ou la fission ou la fusion mais conclut par une vacuité, une absence (ab-sens) radicale.

Le non-rapport sexuel se situe quelque part entre la négation du rapport qui serait la fission et le rapport qui serait la fusion ou la complétude. Alison n’est plus perçue comme unité incorporable, mais partiellement ou « pas-toute », en tant que “the bowed head, the buried face” (p. 655). L’attitude d’Alison ici évoque l’assiette “the Bow plate” dont Lily de Seitas a fait cadeau à Nicholas et qu’il casse par négligence :

‘(…) I lifted the Bow plate carelessly of its nail. It slipped; struck the edge of the gasfire; and a moment later I was staring down at it in the hearth, broken in two across the middle. (p. 644)’

Lily de Seitas avait dit à Nicholas que Alison l’accompagnait quand elle avait acheté l’assiette, établissant donc un lien entre l’assiette et Alison. La réaction de Nicholas devant le bris de l’assiette, présenté comme une perte irrémédiable, semble en excès par rapport à l’apparente banalité de l’accident mais prendra une signification si on met le passage en parallèle avec la fin du roman :

‘I knelt. I was so near to tears that I had to bite my lips savagely hard. I knelt there holding the two pieces. Not even trying to fit them together. (…).
I raised the two pieces to show her [Kemp , sa logeuse] what had happened. My life, my past, my future. Not all the king’s horses, and all the king’s men. (p. 645)’

La reprise de “Bow” dans “the bowed head” est soulignée par la reprise d’autres signifiants du même passage à la fin. “My past, my future devient “all our past and all our future”. Nicholas se trouve dans la même attitude, à genoux, et évoque une cassure lorsqu’il dit à Alison :

‘‘You can’t hate someone who’s really on his knees. Who’ll never be more than half a human being without you.’ (p. 655)’

Alison en tant que sujet divisé, comme l’assiette dont les deux parties cassées ne peuvent faire un tout, est ici comparée à quelqu’un à qui on a annoncé une perte tragique, “like someone being told of a tragic loss”(p. 655). Un doute s’installe chez le lecteur de savoir à qui doit s’appliquer le syntagme “a tragic loss”, car il semble bien que c’est Nicholas et non Alison qui est en train de subir une perte et que Nicholas, comme à son habitude, projette sur son interlocutrice sa propre position, comme si le rôle d’Alison se limitait à n’être que le prolongement de lui-même. En ce faisant il montre tout le mal qu’il a à accepter son altérité.

Ici opère, de façon subtile, l’esth-éthique de l’inachevé de John Fowles. D’une part Nicholas, dans son imaginaire, faisait d’Alison “a mirror that did not lie” (p. 539) et pourrait donc s’attendre à ce qu’elle lui renvoie une image de lui-même. D’autre part la position de Nicholas paraît ambiguë car le lecteur pourrait croire qu’il tente de s’approprier Alison par la fusion en faisant d’elle de nouveau un miroir ; cependant l’image qu’il reçoit n’est pas celle d’un sujet comblé, complété par le retour de celle dont l’absence faisait de lui la moitié d’un être humain, mais celle d’un sujet divisé par la perte.

Dans ce dernier passage où tout tourne autour de la « fusion » et la « fission » il y a vacillation entre le désir fusionnel de complétude et la coupure de la castration symbolique. Un double mouvement s’opère où Nicholas semble considérer Alison et comme une projection de lui-même et comme détachée ou détachable. L’assiette cassée symbolise alors le rapport entre les deux protagonistes et même si une unité antérieure où l’assiette était entière est concevable, Nicholas est obligé de constater que les deux moitiés ne peuvent plus constituer ce tout. D’où la perte tragique qui le réduit à une moitié, un être incomplet, un sujet divisé.

Nicholas ne peut donc plus considérer Alison comme le simple prolongement de lui-même comme il le faisait auparavant, pas plus qu’il ne peut réparer l’assiette cassée. Nous sommes donc loin ici de la division fausse et assimilable attribuée à Alison par Nicholas lors de leur première rencontre où les signifiants de la division ne servaient qu’à l’associer à lui-même, sujet imaginairement divisé, comme nous l’avons démontré précédemment. Cela peut être illustré par la description faite par Nicholas du regard d’Alison lors de leur première rencontre, “an oddly split look”, (p. 23) qui, par la reprise du signifiant “odd”, renvoie le lecteur au groupe de “odd men out”(p. 17) auquel appartenait Nicholas à Oxford. De la même manière le signifiant de la division, “split”, évoque l’affirmation de Nicholas dans le premier paragraphe du roman “I was not the person I wanted to be” (p. 15).

Le signifiant de la mort dans “the buried face”vient ici rappeler la mort fictive d’Alison qui l’a séparée de Nicholas et a mis fin à l’appropriation de sa personne par ce dernier. Elle est maintenant revenue, prête à assumer une identité nouvelle, à renaître, “a shattered crystal waiting to be reborn” (p. 655).

De la fusion textuelle dans l’anagramme, de la complétude sexuelle, ou de la séparation définitive qui serait la négation de la possibilité d’un rapport, il n’est rien. Tout se suspend. “All waits suspended” (p. 656). Alison et Nicholas restent figés dans un rapport/non-rapport qui pourrait être celui du poinçon de conjonction/disjonction entre le sujet divisé et l’objet (a) dans l’algorithme du fantasme, ($ ◊ a). Le feu de joie, “bonfire” (p. 654), qui brûlait au moment où est apparu l’aveugle, avatar à la fois d’Œdipe et de Tiresias, fait retour, comme pour fêter l’événement et clore le roman en tant que texte : “And somewhere the stinging smell of burning leaves” (p. 656). Ce “bonfire”, signifiant, à l’instar de l’anagramme fait chair, qui lie corps et texte 102 , reprend en quelque sorte “the high-octane pyre”(p. 16) dans lequel avaient péri ses parents. Cette fois-ci un véritable vide se fait jour et Nicholas ne s’empresse pas de le combler, à la différence de son comportement au début du roman où il investit le vide laissé par la disparition de ses parents par son identité imaginaire. Il accepte maintenant cette perte et laisse s’inscrire dans son histoire ce qui manquait qui n’était autre que le manque lui-même. Le signifiant“stinging” indique la blessure, la déchirure qui est le prix qu’il a dû payer pour ce sacrifice. Comment ne pas entendre dans ce signifiant “leaves” qui désigne les feuilles d’automne, les feuilles du livre qui se consument, permettant au sujet de prendre congé (“to take his leave”), à la manière de Prospero qui détruit ses livres à la fin de The Tempest . Nicholas détruit ici le livre imaginaire dont il était lecteur et personnage et qui devait mener à une conclusion où tout serait expliqué, et laisse à la place autre chose qui pourrait être la possibilité d’une lecture qui ne serait plus basée sur la complétude. “Loss is essential for the novelist” écrivait John Fowles dans l’avant-propos du roman (p. 9) ; en restaurant à la fin cette perte, le roman crée les conditions propices à son écriture.

En tendant vers une conclusion, la diégèse se heurte à un blocage et ne peut se résoudre ni à un dénouement heureux qui serait l’union des deux protagonistes, ni à une fin malheureuse qui serait la séparation définitive. Choisir l’une ou l’autre issue reviendrait à faire un choix de complétude, de mettre un point final, qui serait en contradiction avec la logique du texte. La chute de l’objet (a) du désir, nécessaire à la clôture du texte, doit maintenir la possibilité pour le désir de se relancer car la satisfaction du désir doit rester plausible. La non-résolution au niveau de la diégèse place Nicholas dans une position où il peut reprendre à son compte l’alibi de la fiction « je sais bien que ce n’est pas possible mais quand même… ».

Le vacillement final maintient l’équivoque et le texte termine en offrant la possibilité d’intégrer sa non-résolution comme résolution à l’instar de l’Ode on a Grecian Urn de John Keats :

‘Fair youth, beneath the trees, thou canst not leave
Thy song, nor ever can those trees be bare;
Bold Lover, never, never canst thou kiss,
Though winning near the goal – yet, do not grieve;
She cannot fade, though thou hast not thy bliss,
For ever wilt thou love, and she be fair! 103

Ainsi le texte inscrit l’éternisation 104 du désir là où le lecteur souhaiterait trouver sa satisfaction.

Peut-on trouver là l’explication de l’anecdote que raconte John Fowles de deux lecteurs qui lui firent part de leur perplexité et lui demandèrent de rendre la fin du roman moins énigmatique. Au premier, un homme qui se mourait d’un cancer, John Fowles répondit que bien sûr Nicholas et Alison se remettent ensemble et que tout finit bien, comme dans un conte de fées où les protagonistes « vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Tandis qu’à la deuxième personne, une dame qui le somma sèchement de dire clairement ce qui se passe, il répondit que Nicholas et Alison se quittent et ne se revoient plus.

Le jeu des signifiants à la fin les font vaciller et perdre leur qualité de « vecteurs de sens » pour mettre en valeur la lettre qui vient faire bord et indiquer le lieu où quelque chose échappe aux signifiants. La répétition crée des résonances qui finissent par dé-fixer le regard et atomisent les signifiants en lettres, faisant émerger un autre fonctionnement du langage. Dans la profusion d’allitérations et d’anagrammes approximatives se profile ce que Jaques Lacan appelle « lalangue », composée de ces bribes d’une jouissance que l’on ne peut retrouver.

La citation latine qui clôt le roman est un fragment de texte dont la source n’est pas fournie.

‘Cras amet qui numquam amavit
Quique amavit cras amet (p. 656)’

Or, le latin est par excellence la langue matrice d’où sont sorties diverses langues européennes. Cette citation réduite à l’état d’un fragment et privée de source fonctionne comme les autres intertextes dans le roman, comme un fragment de l’objet originaire qui n’est pas récupérable comme tel. Elle signale la futilité de la totalisation qui serait de toute façon vouée à l’échec. Ce qui importe n’est pas que la citation n’a pas de source mais l’acceptation que ce n’est pas la source qui fera sens. Elle se place en relation au roman par sa circularité qui fait écho à la circularité du roman signifiant que si l’on cherche à imposer un sens, on ne peut que tourner en rond ; et par le fait qu’au-delà du sens une autre musique se fait entendre. La répétition de syllabes et notamment /am/ et /ma/ joue sur « lalangue » et évoque une jouissance qui est la seule permise aux êtres parlants. Cette citation est par conséquent de l’ordre de la lettre qui fait rature plutôt que de l’ordre du signifiant qui ne peut qu’en appeler d’autres.

Alison, silencieuse, est donc désinvestie de la parole de Nicholas. Elle est redevenue énigme et rien ne garantit son rôle. La place de Nicholas à la fin est une place de non-savoir. Il est passé de l’Autre non-barré qui fait des faux à l’Autre barré qui fait défaut. Le silence final qui fait taire le sens « bouche-trou » est une victoire éthique qui illustre justement l’esth-éthique de l’inachevé de John Fowles.

Notes
102.

The New Shorter Oxford English Dictionary indique qu’à l’origine ce mot compose de “bone” et “fire” signifiait : “a large open-air fire in which bones were burnt ; a fire in which heretics, proscribed books, etc., were burnt”. (p. 258).

103.

John Keats, Ode on a Grecian Urn, (Selected Letters and Poems of John Keats, London, Chatto and Windus, 1967, p. 116).

104.

« Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir ». Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits I (Paris, Points Seuil, 1970, p. 204).