Chapitre 2. The French Lieutenant’s Woman

1. Introduction

L’essai consacré à Thomas Hardy, 105 écrivain qu’il admire, a servi de canevas à John Fowles pour élaborer un certain nombre de réflexions sur l’art d’écrire en général mais surtout il nous informe sur sa propre pratique d’écrivain. Dans cet essai il met notamment en évidence une énigme concernant le caractère répétitif du travail de tout artiste et relie la notion de la recherche d’une impossible rencontre, “an unconscious drive towards an unattainable”, et le sentiment de perte définitive, de quelque chose que l’on ne peut récupérer, “the sense of irrecoverable loss”.

Cette réflexion insiste sur un aspect de son oeuvre déjà mentionné dans l’étude de The Magus et souligné par bon nombre de critiques, à savoir la répétition ; chaque roman donnant l’impression d’être une simple transposition d’un seul et unique schéma. Le procédé que nous avons décrit dans The Magus, de suraccumulation de situations parallèles qui semblent fonctionner comme autant de mises en abymes du récit principal, relève également de cette problématique et illustre, d’une certaine manière, le fonctionnement même du langage. Le déroulement linéaire du récit constitue un processus métonymique où un événement s’enchaîne à l’autre par contiguïté. Mais la superposition d’éléments qui semblent répéter le même schéma fait obstacle à la linéarité en la coupant par une verticale, introduisant un fonctionnement métaphorique. Nous avons vu dans The Magus que cette profusion de possibilités de sens qui en résulte finit par mettre en question la signification linéaire.

Cette compulsion de répétition qui se dessine dans l’œuvre de Fowles, et qui en est même l’une des caractéristiques majeures, est ainsi bien moins simple qu’il ne paraît à premier abord. Elle semble marquer l’impossible aboutissement de la quête de l’artiste et met le protagoniste en face de la perte et de l’échec de sa maîtrise. Quel rapport peut-on alors établir entre le signifiant, la position de sujet qu’il véhicule et la compulsion de répétition ? Jacques-Alain Miller donne une autre formulation de ce que Fowles affirme être l’énigme de tout artiste. C’est de se trouver confronté à un impossible à dire qui contraint le signifiant à une répétition qui inévitablement manquera son objet :

‘C’est de représenter l’irreprésentable qui ouvre le signifiant à sa répétition, répétition dont le principe est le ratage à accomplir de façon complète la représentation dont il s’agit. 106

Néanmoins le fait de s’en approcher de suffisamment près apporte une satisfaction partielle au sujet qui récompense en quelque sorte l’effort consenti à effectuer cette démarche et laisse ouverte la possibilité de recommencer. Car si cette tentative structurante paraît indispensable afin que tout puisse prendre place dans un ensemble ordonné et qu’un sens soit produit, toutefois répétition ne signifie pas reproduction car le résultat obtenu n’est jamais celui escompté. La répétition ne peut aboutir, comme l’indique E. L. André de Sousa :

‘La compulsion de répétition se structure autour d’une perte dans la mesure où ce qui se répète ne coïncide pas avec ce que cela répète. 107

Mais John Fowles semble dire que si la perte est inhérente à toute répétition, cette répétition est ce qui fait exister la perte, qui en délimite les contours. Le roman Fowlesien sera donc inévitablement l’histoire d’un ratage inéluctable et, en fin de compte, souhaitable car cet échec ouvre la porte à une recherche nouvelle.

Comme dans toute production littéraire, cette quête impossible d’un objet qui ne peut être atteint vient buter sur quelque chose qui fait barrage et qui met fin, provisoirement du moins, à cette course effrénée et interminable du désir où un signifiant en appelle toujours un autre. Le signifiant se situe du côté du symbolique et peut se définir comme l’unité de base du langage. Il produit du sens en s’articulant à d’autres signifiants pour former une chaîne signifiante. Cette chaîne s’inaugure du manque que recouvre le signifiant premier et qui en est sa raison d’être. Néanmoins cette cause manquante du signifiant ne sera jamais saisie, laissant percevoir un enchaînement infini sans qu’un signifiant final puisse y mettre un terme.

Le ratage, par effet de rature, sera obtenu par l’entremise de la lettre en ce qui la distingue du signifiant. Contrairement au signifiant, la lettre, elle, ne représente rien. Elle n’existe que par le signifiant qui nous permet rétrospectivement d’en repérer le caractère fondateur. Elle se trouve alors en position d’origine et peut tenir lieu de ce qui manque au signifiant. Toute chaîne signifiante peut donc être lue comme une tentative de récupérer cette origine manquante. La lettre est ce qui de l’écriture ne se laisse pas réduire par la signification mais qui fait trace et marque le bord d’une jouissance qui « ne cesse de ne pas se dire », interdite à tout être parlant en tant que tel, qui n’existe que par cette marque de son impossible. Elle est, comme Jacques Lacan l’a si bien défini dans « Lituraterre », « la rature d’aucune trace qui soit d’avant ». 108 Lettre et rature sont les composantes indispensables pour faire de la littérature.

Les romans de Fowles mettent en jeu, alors, deux modes d’écriture inséparables mais antinomiques qui sont une écriture basée sur le désir qui est métonymique et linéaire, et une écriture qui travaille à défaire cette première, qui tente de recueillir les fragments d’une jouissance perdue tout en faisant barrage à son retour. N’est-ce pas ce que formule Jacques Lacan lorsqu’il affirme que « l’inconscient, c’est que l’être en parlant jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus » 109  ? L’interaction du « vouloir-dire » intentionnel et le « vouloir-jouir » inconscient, apparent déjà dans The Magus, est un élément fondamental de l’écriture de John Fowles et peut être décélée dans toute œuvre de fiction littéraire.

Sur l’objet de cette tentative de récupération qu’est l’œuvre romanesque, John Fowles, dans son essai sur Hardy, apporte quelques précisions supplémentaires :

‘We must also remember that the voyage undertaken is back to an indulged self and all its pleasures, and that the main source of all those pleasures was that eternal other woman, the mother. The vanished young mother of infancy is quite as elusive as the Well-Beloved; indeed she is the Well-Beloved, though the adult writer transmogrifies her according to the pleasures and fancies that have in the older man superseded the nameless ones of the child – most commonly into a young female sexual ideal of some kind, to be attained or pursued (or denied) by himself hiding behind some male character. 110

Nous sommes ici au coeur de la problématique qui sous-tend les romans de Fowles et qui est caractérisée par cette répétition « nécessitée par la jouissance ». 111 Cette jouissance illimitée est perdue à jamais pour tout être qui parle qui ne peut y avoir d’accès que fragmentaire, qu’à travers les failles dans le sens. Le désir de l’auteur s’exprime à travers les signifiants dans lesquels la lettre dépose un reste de jouissance qui échappe à la signification. Ainsi, par exemple, dans le premier chapitre de The French Lieutenant’s Woman , le travail de la lettre, au-delà de la signification voulue, va articuler, par l’homophonie “sea/see”, le regard de Sarah qui vise le large à la mer. Ces deux signifiants ne sont d’ailleurs que l’écriture de la lettre “C”, l’initiale de “the Cobb », le môle qui sépare la mer de la terre et qui fournit à Sarah son point de vue sur la mer.

Sans tomber dans une lecture spécieuse du texte, ne peut-on pas ajouter aux strates de signification possible que “C” est la lettre initiale de Charles, celui qui deviendra objet du regard de Sarah, celui sur qui elle « a des vues » ? De là nous pouvons dire que le vouloir dire du romancier se double d’un vouloir jouir qui inscrit dans le texte quelque chose qui ne peut être saisi par l’intention d’un auteur qui se veut maître du sens mais dont les contours se laissent deviner dans les interstices où défaille ce sens.

Notes
105.

John Fowles, « Hardy and the Hag », dans Wormholes, (London, Jonathan Cape, 1998, p. 140).

106.

Jacques-Alain Miller, « Les Paradigmes de la jouissance » dans La Cause freudienne, n° 43, p. 19.

107.

E. L. André de Sousa, « Répétition (compulsion de) » dans L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann, (Paris, Larousse-Bordas, 1998), p. 471.

108.

Jacques Lacan, « Lituraterre », Ornicar ? n° 41, p. 7.

109.

Jacques Lacan, Encore (Paris, Points Seuil, 1999, p. 134).

110.

John Fowles, op. cit., p. 142.

111.

Jacques-Alain Miller, op. cit., p.  22.