Un Roman binaire ?

Nous pouvons constater de nombreuses ressemblances entre The French Lieutenant’s Woman et le roman précédent, The Magus . Dans l’un comme dans l’autre une série d’oppositions binaires semble être le moteur du roman qui oscille alors entre deux pôles. Tout dans le roman marche par paires opposées: Charles hésite entre deux femmes, Ernestina et Sarah ; un ancien mode d’organisation sociale où en haut de l’échelle se trouve l’aristocratie dont Charles fait partie cède la place à une nouvelle organisation basée sur le commerce où l’argent fait le lien social, représenté dans le roman par Mr Freeman, le père d’Ernestina ; deux conclusions sont proposées au lecteur dans l’avant-dernier et dans le dernier chapitre. Tout cela s’inscrit dans un cadre qui se dédouble et la structure du roman effectue un grand écart entre, d’une part, la « réalité » à laquelle correspondrait l’instance narrative contemporaine qui s’identifie à l’auteur, parlant du roman comme de sa propre création et, d’autre part, l’ « illusion » qui serait le récit situé au dix-neuvième siècle. Cette coupure entraîne certains critiques à considérer qu’il s’agit de deux romans distincts. Ainsi pour Katherine Tarbox :

‘Fowles constructs the novel itself as a parallelism in that he weaves two novels together. One is a parody of the Victorian novel, the other is a modern novel. 112

La critique a beaucoup insisté sur cette opposition formelle de deux époques et en a fait la charnière du roman. Néanmoins, à mettre l’accent sur cet aspect du roman, elle tend à réduire l’intérêt de The French Lieutenant’s Woman à la nouveauté supposée de la stratégie narrative, à ses aspects purement formels. Nous risquons alors de ne pas apercevoir l’effet produit par l’écriture de l’incompatibilité des deux époques, de cette bancalité de structure. Car le véritable enjeu est celui du signifiant qui jamais ne parvient à renfermer un sens final. La réponse à l’interprétation qui s’attache à l’aspect formel du roman est donnée par Fowles lui-même d’abord dans un essai écrit alors qu’il rédigeait le roman et trouve ensuite une illustration éclatante dans un passage célèbre où forme et fond se conjoignent pour mettre en question les lignes de fracture. La première réponse se trouve dans “Notes on an Unfinished Novel” où Fowles affirme qu’il ne s’agit nullement d’un roman victorien :

‘I write memoranda to myself about the book I’m on. On this one: You are not trying to write something one of the Victorian novelists forgot to write; but perhaps something one of them failed to write. And: Remember the etymology of the word. A novel is something new. It must have relevance to the writer’s now – so don’t ever pretend you live in 1867; or make sure the reader knows it’s a pretence. 113

Son roman est quelque chose qu’un Victorien n’a pu écrire, comme le suggère l’opposition entre “forgot” et “failed”, et ce qui fait la différence entre The French Lieutenant’s Woman et un roman victorien est le glissement qui se produit dans la dernière phrase de la citation : la représentation du monde fictif devient elle-même fiction. N’est-ce pas là déjà un exemple de la manière dont le narrateur contemporain se défait de sa maîtrise du récit en faisant de cette maîtrise un autre élément fictif ? Il devient, de la sorte, véritable sujet en s’assujettissant au langage.

La deuxième réponse est dans le roman lorsque la voix narrative devient un élément trouble et troublant comme, par exemple, lorsqu’elle brouille la coupure de la fin du chapitre douze qui se termine par une interrogation sur la véritable identité de Sarah :

‘Who is Sarah ?
Out of what shadows does she come? (p. 84) 114

Cette technique qui consiste à introduire une énigme à la fin d’un chapitre correspond, bien sûr, à une pratique répandue au dix-neuvième siècle où, en raison de la publication en feuilletons, l’épisode mensuel se terminait souvent sur une énigme afin de tenir le lecteur en haleine. Cependant, le début du chapitre treize, passant par dessus la coupure de la fin du chapitre précédent, répond brièvement et de façon inattendue à cette question, avouant son incapacité à cerner le personnage de la femme. Puis, par un saisissant parallèle qui relie les deux thématiques du statut de la femme et du statut du roman, l’instance narrative tente, sans y parvenir, de cerner la nature du texte qui est en train de s’élaborer, déniant au roman le statut de roman moderne :

‘I do not know. This story I am telling is all imagination. These characters I create never existed outside my own mind. If I have pretended until now to know my characters’ minds and innermost thoughts, it is because I am writing in (just as I have assumed some of the vocabulary and ‘voice’ of) a convention universally accepted at the time of my story: that the novelist stands next to God. He may not know all, yet he tries to pretend that he does. But I live in the age of Alain Robbe-Grillet and Roland Barthes; if this is a novel, it cannot be a novel in the modern sense of the word. (p. 85)’

Une rupture nette se fait ici avec le roman du dix-neuvième siècle, car la première phrase du chapitre 13, loin de satisfaire la curiosité du lecteur, constitue une non-réponse à la question. A l’énigme de la femme s’ajoute l’énigme du texte et à l’instar de Charles intrigué par Sarah et qui cherche à percer son mystère et la posséder, le lecteur, ébloui par le récit, veut en savoir le dernier mot. Tous deux en seront pour leur frais. Sarah reste énigmatique, ni femme victorienne ni femme moderne, tout simplement femme. Le véritable statut du roman reste également problématique, n’étant ni roman victorien, ni roman moderne, pourtant les deux formes sont à la fois incompatibles mais inséparables. La singularité du roman se trouve peut-être là, dans cette conjonction/disjonction entre la femme en tant que femme pas-toute et par conséquent insaisissable, et le roman en tant qu’il refuse la complétude d’un sens final et univoque. Car la réponse du narrateur à la question de savoir qui est Sarah donne à comprendre qu’elle n’est pas toute dans le roman et insiste particulièrement sur la part du personnage qui lui échappe. Peut-on repérer dans la répétition d’un roman à l’autre de situations analogues quelque chose qui marque le style particulier de John Fowles ?

En tout cas la problématique de la position féminine traverse le dix-neuvième siècle, illustrée, entre autres, par le nom que les Britanniques attribuent à cette période, l’époque victorienne. La question du rapport ou des points communs entre le dix-neuvième siècle et l’époque moderne a été développée par Annie Ramel 115 en s’appuyant sur le travail de Jacques-Alain Miller et Eric Laurent. 116 Annie Ramel postule que l’analyse que font Miller et Laurent du « malaise » dans notre civilisation contemporaine « peut s’appliquer dans son intégralité à la société victorienne » (p. 83). Ce constat nous intéresse de toute évidence dans l’étude du roman de Fowles qui met en jeu le rapport entre les deux époques.

De quoi s’agit-il ? Miller et Laurent, nous dit Annie Ramel, attribuent ce « malaise » à « l’effacement de l’Autre induit par le discours de la science (p. 79). Elle explique :

‘Le symbolique contemporain est, dit-il [Miller], « comme asservi à l’Imaginaire, comme en continuité avec lui ». (…). Il [le Symbolique] tend à se confondre avec l’Imaginaire. Cette suprématie de l’Imaginaire est causée par l’impossibilité où se trouvent les sujets contemporains de s’identifier à « l’Autre qui n’existe pas ». (p. 79)’

Ceci ne peut manquer, dans The French Lieutenant’s Woman, d’avoir des répercussions sur la position de sujet qui s’offre à Charles car, comme le dit Sophie Marret « l’éclipse de la figure de l’Autre » se fait « au profit de la promotion du sujet ». 117

La conjonction/disjonction entre les deux époques dans le roman de Fowles soulève la question de la suture. Or, la stabilité de l’ordre naturel et social à l’époque victorienne était fortement remise en cause par le géologue, Sir Charles Lyell dont les travaux allaient à l’encontre des idées reçues et de l’interprétation biblique de l’âge de la terre, par Charles Darwin qui mettait en question les thèses créationistes dans The Origin of Species, par Friedrich Nietzsche qui proclamait la mort de Dieu et par Karl Marx qui oeuvrait au bouleversement des rapports sociaux. Bref, un savoir nouveau travaillait cette société que cette société s’acharnait à ne pas reconnaître. Un habillage idéologique fut dressé sur cet abîme qui s’ouvrait sous leurs pieds. Il ne fut question que de progrès et de continuité pour maintenir un ordre qui ne pouvait se soutenir que de lui-même. Ainsi l’ancien ordre héréditaire basé sur le rang social acquis par la transmission de père en fils vacillait et tendait à s’estomper derrière l’image de l’auto-engendrement, du “self-made man”. L’obsession de l’époque fut de tout contrôler afin de contenir la menace de l’altérité radicale. Une structure sociale patriarcale émergeait où l’argent servait de lien social et où les industriels suppléaient tant bien que mal aux figures paternelles sur lesquelles reposait l’ancien ordre. Dans cette époque en manque de symbolique le statut social de la femme, totalement dépendante de son mari, coïncidait avec son élévation imaginaire au rôle de “angel in the house”, d’être asexué considéré comme le simple prolongement de l’homme. L’étymologie de « sexe » illustre cette dépendance car le verbe latin « secare » signifiant « couper » souligne que ce qui est nié est la séparation qui fonde une identité propre.

Au niveau de l’écriture cela se traduit par le développement du roman au récit linéaire avec une hiérarchie des discours bien établie, garanti par un narrateur omniscient qui contrôle le récit jusqu’à la clôture et à la complétude du sens, vecteur en quelque sorte de l’idéologie dominante. Toutefois, en réponse à l’effacement de l’Autre de la garantie, une autre forme de discours devenait possible et même nécessaire, offrant une autre manière d’affronter le réel qui serait le discours féminin, basé sur ce que Miller et Laurent appelle le « pas-tout généralisé ». 118

A la différence de de la position symbolique masculine, dont le discours, orienté sur le vouloir-dire, centré sur la maîtrise et la possession, impose un ordre dans le temps et dans l’espace, la position symbolique féminine fait vaciller le rapport sujet/objet et, orienté davantage sur un vouloir-jouir, fait apparaître « un déficit sémantique comme marque du manque, de la défaillance symbolique qui constitue l’effet textuel du féminin ». 119

Si nous suivons Annie Ramel lorsqu’elle affirme que les jalons de ce « malaise » de l’époque moderne ont été posés au dix-neuvième siècle, un certain nombre d’éléments du roman s’éclaircissent. Ainsi le personnage masculin, Charles, de descendance aristocratique, s’apprête à faire alliance avec le nouvel ordre social qui émerge par le biais de son mariage avec Ernestina, fille de Mr Freeman, « self-made man » et par conséquent homme nouveau, qui croit ne rien devoir à personne, si ce n’est qu’à lui-même. Charles est donc un personnage charnière entre deux époques : celle du dix-neuvième siècle et l’époque précédente où, pour reprendre la terminologie de Miller, l’Autre du Symbolique existait et transmettait une identité de père en fils. Cependant le hiatus dans la transmission par le Nom-du-Père 120 est fortement souligné dans le roman. Ainsi Charles n’est pas l’héritier direct du titre mais n’y accèderait que si son oncle meurt sans enfants. De même, le premier chapitre attire notre attention sur ce dysfonctionnement par les mentions de la révolte de Monmouth, fils illégitime de Charles II, qui, à l’instar du roman lui-même, eut comme point de départ la ville de Lyme Regis. La bâtardise de Monmouth est un nouveau signe de la difficulté de transmission dans la lignée déjà déstabilisée par la décapitation de Charles I. Le dynamisme du nouvel ordre social émergeant, illustré par la facilité avec laquelle on peut s’y intégrer, contraste avec le dysfonctionnementdu Nom-du-Père de l’ancien ordre. Sam, le serviteur de Charles, passe directement du service de Charles à un emploi dans les magasins de Mr Freeman qui le propulse vers la réussite sociale.

Le problème qui se pose à Charles, lorsque son oncle se marie et le prive de ce fait de sa place dans l’ancien ordre, est de savoir si, oui ou non, il doit s’accommoder de ce nouvel ordre émergeant et accepter la position sociale offerte par Mr Freeman. Une autre alternative est incarnée par Sarah, mais il doit renoncer auparavant à son mariage avec Ernestina. Est-il en mesure d’assumer sa perte au lieu de tenter de la combler dans la société où la fabrication d’objets de jouissance masque le vide au cœur de la civilisation ? Est-il capable de se reconnaître comme sujet incomplet, pas-tout, en suivant la voie tracée par Sarah ? Ce qui s’ouvre à lui est la possibilité de construire une identité fondée sur une féminisation symbolique pour suppléer à la faillite de la transmission par le Nom-du-Père. Ce destin est d’ailleurs inscrit dans son nom qui est celui du roi Charles I, exécuté et donc symbole de la mise à mort de l’Autre paternel. Le signifiant-maître, qui est ici le prénom Charles, « ne peut plus être adossé sur l’Autre consistant » 121 , ce qui dans la thèse de Miller rend problématique l’identification.

Le passage problématique du douzième au treizième chapitre illustre bien le brouillage des lignes de fracture ; si ni le roman victorien, ni le roman moderne ne parviennent à définir ou à contenir le texte, l’hésitation crée une zone de tremblement où quelque chose peut se glisser dans les interstices, une voix peut se faire entendre dans l’échec relatif du dire. Ce qui point ici peut se définir à la fois comme un impossible textuel et une tentative d’écrire cet impossible qui défait la binarité apparente du texte et, par un travail de binage, crée les conditions d’un fleurissement des restes de jouissance que ce texte recèle.

On peut s’interroger sur la décision de l’auteur de situer son roman à l’époque victorienne. Ce choix paraît significatif dans la mesure où l’on peut dire que cette période constitue l’âge d’or du roman anglais où il s’est imposé comme forme dominante dans la littérature. Ne constitue-t-elle pas l’imaginaire du roman anglais, la matrice d’où est sorti le roman moderne et qui lui sert de point de référence ? N’est-il pas comme l’écrit Jean-Michel Rabaté, « le paradis perdu du roman anglais » 122 , et, puisque perdu, objet de tentatives de récupération ? Quel rapport John Fowles entretient-il alors avec le roman de cette époque ? Comment le fait-il vaciller ?

Notes
112.

Katherine Tarbox, The Art of John Fowles, (Athens and London, University of Georgia press, 1988, p. 80).

113.

John Fowles, « Notes on an Unfinished Novel », (1969) dans The Novel Today, sous la direction de Malcolm Bradbury, (London, Fontana Press, 1990, p. 150).

114.

John Fowles, The French Lieutenant’s Woman, (London, Triad/Granada, 1977). Toutes les références au roman seront données entre parenthèses dans le texte.

115.

Annie Ramel, « Mémoire de synthèse, présenté en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches », Université Lumière Lyon 2, novembre 2001.

116.

Eric Laurent et Jaques-Alain Miller, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », séminaire en vingt-deux séances du 20 novembre 1996 au 18 juin 1997, inédit.

117.

Sophie Marret, « Interview with the Vampire, de l’universel du mythe au singulier du cas », intervention au colloque « Où va la théorie » (inédit).

118.

Selon Miller et Laurent, nous dit Annie Ramel, « (…) si l’Autre n’existe pas, il ne saurait y avoir d’universalité : d’une part parce qu’en l’absence d’une « limite suturante » on ne peut pas fermer l’espace fermé du « pour tout X », et il ne peut donc pas y avoir de tout universel ». (…). Ils en concluent que « ce qu’on appelle universalisation, loin de s’inscrire dans l’espace du pour tout X… c’est en fait le pas-tout généralisé… c’est le pas-tout partout. (…). C’est donc le schéma de la sexuation mâle qui se trouve impossible dans une disposition où l’Autre n’existe pas, et il en résulte de manière parfaitement logique que c’est désormais l’autre versant de la sexuation, le côté féminin, qui l’emporte. » (pp. 81-2) Elle ajoute « Lorsque l’Autre a volé en éclats, avec son principe le père, » dit Miller, « tout ce qui nous reste de l’Autre tient dans ce que Lacan a appellé l’objet petit a ». Notre époque est donc « le nouveau règne du pas-tout, » une nouvelle ère caractérisée par la « féminisation du monde ». (p. 83).

119.

Claire Joubert, “Lire le féminin : retour sur un lieu critique », dans Etudes Britanniques Contemporaines N° 12 (Montpellier, Presse Universitaire de Montpellier, 1997) p. 56.

120.

Le Nom-du-Père ou la métaphore paternelle est ce qui pose une limite au désir de l’enfant, interdisant un rapport fusionnel avec la mère, première Autre non-symbolisable. Le Nom-du-Père (ou le non du père) se substitue au désir de la mère et permet à l’enfant d’accèder à l’ordre symbolique du langage fondé sur la perte. Ayant cédé la jouissance l’enfant peut quand même en retrouver des éclats dans « lalangue », cette façon particulière à chacun d’entrer dans la langage. Comme le formule Annie Ramel le Nom-du-Père est « la coupure qui place l’Autre hors de portée du sujet ». (op. cit. p. 18).

121.

Annie Ramel, op. cit. p. 80.

122.

Jean-Michel Rabaté, « La “fin du roman” et les fins des romans », Etudes Anglaises XXXVI é6 3, Avril-Sept. 1983, pp. 197-212.