Une problématique de l’énonciation

La disjonction entre le récit du dix-neuvième siècle et l’instance narrative du vingtième, mise en avant par la critique, ne suffit pas en elle-même à répondre à cette interrogation ; cela constitue un écart acceptable et peut, tout au plus et sans remettre fondamentalement en cause ni le roman victorien ni le roman moderne, faire signe d’un « flottement » voulu dans le roman. C’est ainsi que John Fowles semble le considérer lorsqu’il indique, par ailleurs, qu’il s’agit d’une pratique courante dans d’autres domaines artistiques tels que la musique ou la peinture :

‘To what extent am I being a coward by writing inside the old tradition? To what extent am I being panicked into avant-gardism? Writing about 1867 doesn’t lessen the stress; it increases it; since so much of the subject matter must of its historical nature be ‘traditional’. There are apparent parallels in other arts: Stravinsky’s eighteenth century rehandlings, Picasso’s and Francis Bacon’s use of Velasquez. 123

Dans ce même essai il laisse entendre, en outre, qu’il est spécieux de vouloir fonder une esthétique du roman sur la forme seule ; et prend ses distances par rapport à la position défendue par Alain Robbe-Grillet dans son essai « Pour un Nouveau Roman » :

‘The fallacy of one of his [Alain Robbe-Grillet’s] conclusions – we must discover a new form to write in if the novel is to survive – is obvious. It reduces the purpose of the novel to the discovery of new forms (…). 124

Ce qui est problématisé dans The French Lieutenant’s Woman n’est pas tant la forme que l’énonciation, et par conséquence le statut du sujet de l’énonciation. L’accent est mis sur ce que Jacques Lacan appelle le « qu’on dise » qui souvent reste inaperçu :

‘Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend 125

Quelque chose du hors-sens travaille le texte derrière la brillance de la forme. Le hors-sens est ce qui échappe à la binarité du rapport sens/non-sens ; il se déduit du sens mais n’en fait pas partie, étant du côté d’un réel impossible à dire. Ne se laissant pas réduire à la signification il est à proprement parler en dehors de la loi du langage et peut dé-lier le sujet des identifications imaginaires. Cette mise en cause du sujet de l’énonciation entraîne comme corollaire la nécessité de lire autrement. Quelque chose de l’ordre de la division travaille John Fowles et sa propre subjectivité et trouve son expression dans l’écriture :

You are not the ‘I’ who breaks into the illusion, but the ‘I’ who is a part of it. 126

Fowles se distingue radicalement des auteurs du dix-neuvième siècle, introduisant une problématique qui était alors inconnue. Par l’entremise de l’écriture se produit une division du sujet qui doit l’assumer pour que l’écriture soit possible.

L’énonciation littéraire est en effet une forme particulière dans la mesure où il s’agit d’une prise de parole feinte, où l’auteur intercale entre lui et le texte une voix narrative qui crée une division supplémentaire. Ce que semble dire Fowles sur cette problématisation est que le « je » qui est n’est pas le « je » qui dit, qui n’est pas le « je » qui s’écrit. La division subjective crée un « jeu » dans le texte autour du statut incertain de la voix narrative qui déstabilise à son tour la position du narrataire qui est inscrite. Dans ce cas particulier une coupure s’installe là où le roman victorien traditionnel tente d’installer un sujet plein : la voix narrative semble occuper une position impossible – être à la fois des deux côtés de la rupture entre le dix-neuvième et le vingtième siècle :

‘I have disgracefully broken the illusion? No. My characters still exist, and in a reality no less, or no more, real than the one I have just broken. (…). I find this new reality (or unreality) more valid; and I would have you share my own sense that I do not fully control these creatures of my mind, any more than you control – however hard you try, however much of a latter-day Mrs Poulteney you may be – your children, colleagues, friends or even yourself. (pp. 86-87)’

La stratégie narrative déployée met en lumière une pratique courante que John Fowles emprunte au roman victorien qui est l’utilisation d’épigraphes placés en tête de chapitre. Ce sont des fragments d’autres textes qui mettent en avant ici un dire qui précède l’écriture. Il y a parallèle entre cette pratique binaire qui met en relation deux textes et la démarche constitutive du roman : ce qui explique pourquoi tant de critiques évoquent l’intertextualité pour parler du roman de Fowles, à l’instar de Mahmoud Salami qui la considère comme l’élément moteur du roman :

‘(…) the concrete means through which the past is linked and also reconstructed through the mediating narratives of the present. 127

Cependant ces textes doivent être tenus à distance car leur récupération est marquée d’un impossible. C’est cela que semble illustrer un exemple du rapport intertextuel qui est l’insertion d’un texte victorien dans le roman : le poème To Marguerite de Mathew Arnold, d’abord cité dans sa totalité, est précédé d’une mise en rapport de la diégèse du dix-neuvième siècle et du narrateur du vingtième :

‘(…) let me quote a far greater poem – one he [Charles] committed to heart, and one thing he and I could have agreed on: perhaps the noblest short poem of the whole Victorian era. (p  365)’

Charles se reconnaît dans le poème tout comme il se retrouvait uni à Sarah dans sa conception de la liberté :

‘When he had had his great vision of himself freed from his age, his ancestry and class and country, he had not realized how much the freedom was embodied in Sarah; in the assumption of a shared exile. (p. 366)’

L’illusion de se lire dans le texte rejoint l’unité illusoire des deux personnes. Ce poème fait retour plus tard mais sous forme d’un fragment comme pour souligner la séparation finale de Charles et Sarah qui vient de se produire. Ainsi, peut-on voir que même à ré-écrire ce texte authentiquement victorien le roman ne peut se l’approprier comme tel, tout au plus souligne-t-il l’écart qui subsiste entre le poème et sa ré-écriture romanesque. Ré-écrit ce n’est plus le même poème, car il s’inscrit dans un contexte temporel et spatial différent et n’est plus perçu comme un tout mais fait partie de l’autre texte qui l’enchâsse. Il devient alors un fragment parmi les autres qui parsèment le texte. Le texte victorien étant impossible à ré-écrire, tout au plus peut-on s’accommoder des fragments, ces restes qui attestent de l’existence antérieure de quelque chose qui est, et doit demeurer, irrécupérable. Ce roman, comme Fowles l’indique lui-même, ne peut donc pas signifier en tant que roman victorien mais, dans l’écart qui l’en sépare et dans la relation qu’il tisse avec cette forme artistique, se crée le vide qui permet une énonciation particulière.

Vu sous cette angle, on pourrait affirmer que The French Lieutenant’s Woman travaille à défaire une conception de l’intertextualité où un texte source est supposé être à l’origine et serait soumis à la maîtrise du sujet. Il démontre, au contraire, que ces fragments d’autres textes nous viennent de l’Autre (de la littérature) et peuvent faire surgir une voix particulière par la rencontre du vouloir-dire/vouloir-jouir du sujet qui crée un effet de résonance. C’est ainsi que la reprise, à la fin du roman, d’un fragment du poème d’Arnold se combine à l’énigme à l’origine du roman et, en tant que pas-tout d’un texte, fait écho aux ruines des signifiants sur lesquelles achoppe le récit dans le hoquettement des fins contradictoires. Après la disjonction opérée par la juxtaposition des deux fins contradictoires, la dernière phrase du roman « And out again, upon the unplumb’d, salt, estranging sea » nous ramène au travail de la lettre qui sépare (“estranging sea” où nous entendons également “C”) et l’évocation du sujet du regard (“see”) qui serait le “eye” ou “I”.

Pour John Fowles le grand dilemme de l’époque victorienne, la mise en question de leur univers par Darwin et Lyell, trouve un écho au vingtième siècle, où l’homme moderne est confronté à un vide tout aussi effrayant et déstabilisant que celui auquel les Victoriens durent faire face. Ce vide qui est de structure fait lien entre les deux époques et l’interrogation du roman porte sur la manière d’y faire face. La réponse des Victoriens fut d’établir une morale très rigoureuse, en apparence du moins, et de tenter de dresser des barrières car la frontière qui borde le réel dont ils ne soupçonnaient pas l’existence s’est dévoilée, laissant entrevoir le vide terrifiant :

‘The great nightmare of the respectable Victorian mind was the only too real one created by the geologist Lyell and the biologist Darwin. Until then man had lived like a child in a small room. They gave him – and never was a present less welcome – infinite space and time, and a hideously mechanistic explanation of the human reality into the bargain. Just as we ‘live with the bomb’ the Victorians lived with the theory of evolution. They were hurled into space. They felt themselves infinitely isolated. 128

Une effraction semblable du réel intervient dans le roman après que Charles ait couché avec Sarah où, dans la conjonction de l’époque moderne et l’époque victorienne, les deux expressions du vide constatées par John Fowles consonnent :

‘Silence
They lay as if paralysed by what they had done. Congealed in sin, frozen with delight. Charles – no gentle postcoital sadness for him, but an immediate and universal horror – was like a city struck out of a quiet sky by an atom bomb. All lay razed; all principle, all future, all faith, all honourable intent. Yet he survived, he lay in the sweetest possession of his life, the last man alive, infinitely isolated … but already the radio-activity of guilt crept, crept through his nerves and veins. In the distant shadows Ernestina stood and stared mournfully at him. Mr Freeman struck him across the face … how stone they were, rightly implacable, immovably waiting. (p. 305)’

Face au dilemme deux alternatives se présentent : ou bien le sujet moderne ressent la nécessité d’élaborer une éthique afin de s’accommoder de cette jouissance effrayante ou bien il tente de nier le vide qui apparaît, de le remplir pour ne pas avoir à l’affronter. Pour Charles cette deuxième alternative équivaudrait à faire un mariage victorien avec Ernestina et à prendre place dans la nouvelle société marchande que lui propose Mr Freeman. Choisir cette option-là, cependant, reviendrait à renforcer la position masculine face à la jouissance féminine telle qu’elle est incarnée par Sarah dans le roman.

Or, Sarah apparaît comme celle qui a un rapport particulier au réel dont la mer fait figure. Au début du roman Charles et Ernestina l’aperçoivent à l’extrémité du môle au plus près de la mer apparemment en position dangereuse et Charles l’interpelle :

‘‘My good woman, we can’t see you here without being alarmed for your safety.’ (p. 13)’

Les habitants de Lyme ne peuvent que donner une forme imaginaire à l’objet de son regard en devinant qu’elle guette le retour du lieutenant français, supposé être celui qui lui manque. Cependant Sarah sait pertinemment que celui-ci ne reviendra pas. Son regard sur la mer, ainsi vidé de tout contenu imaginaire, n’a pas d’objet, ne cherche aucune complétude mais retrouve dans la mer un écho de sa propre incomplétude. La position féminine, définie par le manque, fait ainsi figure de l’écriture en ce qu’au signifiant manque inévitablement le signifié et s’inscrit en faux contre le mythe du sens plein que véhicule le discours masculin. Pour John Fowles, qui souligne à maintes reprises l’importance de la perte pour l’écrivain, la position symbolique féminine est la position de tout artiste.

Toutefois le texte s’oppose à cette solution impossible qui consisterait à tirer un rideau sur le vide ; ainsi la première « fin », située au milieu du roman, où Charles se voit épouser Ernestina et oublier Sarah, est inopérante. Ce qui la rend inopérante est justement la rencontre de Charles et Sarah dans l’auberge à Exeter qui constitue le point culminant 129 du roman, le moment où surgit une jouissance qui place Charles au bord du vide dont il va falloir dès lors prendre acte. Non seulement la ré-écriture d’un roman victorien s’avère impossible, mais la tentative de créer un rapport entre le dix-neuvième et le vingtième siècle pour boucher le trou, de ressouder par dessus la béance ce qui ne peut l’être, est condamnée à échouer. C’est justement cette forme de transgression, sous couvert de l’alibi de la fiction, « je sais bien que c’est impossible, mais quand même… » qu’empêche l’effraction du réel.

L’artifice pour parvenir à cette fin qui consiste à mettre en question le roman écrit dans le style du dix-neuvième siècle par l’introduction d’un narrateur contemporain de l’auteur ne produit pas non plus, contrairement à ce qu’affirment certains critiques tels que Katherine Tarbox, deux romans que l’on peut distinguer l’un de l’autre mais plutôt un seul roman à double entrée qui déstabilise la position du lecteur. 130

Les deux positions qui sont de prime abord offertes au lecteur sont l’une et l’autre intenables. La première, celle d’un lecteur du dix-neuvième siècle, s’avère impossible car constamment refusée par le jeu entre les deux époques. Ainsi peut-on dire que la mise en garde que John Fowles s’est adressée à lui-même en disant qu’il ne fallait surtout pas qu’il fasse semblant de vivre à l’époque où se déroule le récit s’applique également au lecteur qui ne peut se glisser dans la peau d’un lecteur victorien. Néanmoins l’existence du récit victorien empêche le lecteur d’assumer facilement la position du lecteur d’un roman moderne. Il doit tenir compte des deux aspects du roman, de leur interaction et de leur incompatibilité de sorte que le roman produit sur le lecteur un effet de division et en fin de compte le prive du dernier mot, de ce qui lui donnerait cohésion en tant que lecteur et, par là même, une complétude à l’ensemble.

Notes
123.

John Fowles, op. cit. p. 151.

124.

John Fowles, op. cit. p. 151.

125.

Jacques Lacan, “L’Etoudit”, Autres Ecrits, (Paris,Seuil, 2002, p  449).

126.

John Fowles, op. cit. p. 153.

127.

Mahmoud Salami, John Fowles ’s Fiction and the Poetics of the Postmodern, (London and Toronto, Associated University Press, 1992), p. 112.

128.

op. cit., p. 152.

129.

Point culminant se dit « climax » en anglais, mot qui associe jouissance sexuelle et textuelle.

130.

Harold Pinter qui a écrit le scénario du film de Karel Reisz basé sur le roman, confronté à l’impossible, a emboîté le pas à ceux qui y voient deux romans distincts, le scindant en deux récits : le récit victorien d’une part et un récit moderne sur le tournage d’un film à partir du roman avec des effets de miroir entre les rapports qui se nouent entre les acteurs et les rapports entre les personnages du roman. Du coup, l’ambivalence du roman s’évanouit.