Tropologie

La binarité qui est mise en relief dans The French Lieutenant’s Woman fait apparaître les contours d’un vide autour duquel tourne le texte. Elle se combine à une stratégie tropologique qui lie langage et forme. En premier lieu, en ce qui concerne la forme, la question se pose de savoir si le roman tourne en rond nous ramenant au point de départ où bien en spirale avec un ratage et la possibilité de partir à nouveau. Quelles sont les stratégies langagières déployées à cet effet ? Quels tropes inscrivent ce mouvement dans le texte ?

Le roman moderne ne peut renfermer le roman victorien de même qu’aucun signifiant ne permet de renfermer le signifié ultime. Dans le tourniquet que Fowles installe dans le texte, le roman victorien et le roman moderne se tiennent ou tournent en équilibre précaire. Etant à la fois ni l’un ni l’autre mais également et l’un et l’autre, un vide se creuse entre les deux pour produire ce roman particulier.

Nous dépassons ici le simple paradoxe que produirait la binarité et qui n’est que contradiction apparente qui finalement peut se résoudre et produire un sens univoque. 132 Ce détournement, élément majeur de l’art de John Fowles, dans ce roman comme dans d’autres, s’apparente plutôt au trope de l’oxymore, récurrent dans les trois romans étudiés, et qui est constitué d’une juxtaposition de contraires qui ne se laissent pas réduire mais qui ouvrent le texte à la polysémie. Car, à la différence de l’antithèse qui s’inscrit dans un cycle thèse, antithèse pour se résoudre dans une synthèse, l’oxymore reste irréductible, créant un vide de sens. Pour Fowles il est le trope de la femme en tant qu’elle est « pas-toute ».

C’est cette problématique que développe Michel Morel dans l’analyse qu’il fait du roman 133 où il évoque un curieux malaise créé par l’impossibilité de « nous conformer en même temps à deux postures de narrataire antagonistes et hiérarchisées qui pourtant exigent chacune une égale suspension du doute » (p. 88). Michel Morel, en lecteur averti, met le doigt sur ce qui singularise le roman de Fowles, mais doit-on pour autant accepter la conclusion qu’il en tire ? Pour illustrer son propos il cite deux occasions où « le texte atteint le point de rupture », où « le narrateur-auteur intervient, à l’instar de Thackeray dans Vanity Fair, dans le récit victorien reconstitué » (p. 88). Il s’agit d’abord du chapitre 55 où ce narrateur-auteur partage le même compartiment de train avec Charles qui part à Londres à la recherche de Sarah et se pose la question “What the devil am I going to do with you?” (p. 348). Le deuxième exemple est le chapitre 61 où ce même narrateur-auteur réapparaît devant la maison où Sarah a trouvé refuge, et retarde sa montre d’un quart d’heure pour permettre le déroulement d’une deuxième version de la clôture du roman qui diffère de la version précédente. Michel Morel affirme que « nous ne savons plus où nous placer » (p. 89) et en conclut :

‘Nous placer successivement ou alternativement dans l’univers diégétique et face à lui à cent années de distance, nous pouvons le faire parce que ce double pacte de fiction n’est pas contradictoire en lui-même ; tout au plus est-il source de tension dans son artifice même. Mais nous ne pouvons accepter d’être simultanément narrataire victorien et narrataire contemporain. La transgression de notre contrat implicite avec le texte semble quelque peu gratuite, et reste non expliquée, dans une construction fondée toute entière sur la présence et la puissance référentielle d’un narrateur qui ne cesse de nous guider et peut-être même de nous endoctriner. (p. 89)’

S’agit-il là d’un défaut du texte dont on peut dire que les « postures de lecture conçues il y a vingt années à peine nous semblent déjà trop rigides et trop orientées pour nous laisser le droit de réinventer le texte à notre façon » (p. 91) ? La question est importante et pourrait expliquer l’éclipse relative du roman depuis une quinzaine d’années comme l’atteste l’absence de réédition contrairement au sort réservé à d’autres romans du même auteur.

Néanmoins, nous avancerons l’argument qu’au contraire le roman se fonde sur cette impossibilité de se conformer en même temps aux deux postures de lecture et que cela constitue non pas une faiblesse de l’œuvre mais son véritable tour de force. Cela fait partie intégrante de la stratégie élaborée dans le roman pour rendre compte de la disparition de l’Autre de la garantie. Car, à considérer le roman sous l’aspect du vacillement entre l’une et l’autre position de lecteur ne court-on pas le risque de le réduire « aux jeux narratifs si caractéristiques de ce qu’on tend à nommer par convenance le postmodernisme » (p. 91) et en faire un texte daté et vieilli ?

La binarité de cette conception, que Michel Morel appelle le paradoxe sur lequel se fonde le pacte de lecture, est justement mise en question par une impossibilité qui fait barrage à un discours trop bien huilé, à un ludisme acceptable et non problématique qui ferait fonctionner le texte comme n’importe quel roman classique réaliste où le sens est maîtrisé ou tout au moins domestiqué.

Le roman interroge le lecteur sur sa position subjective, le privant de la possibilité de se poser comme créateur de sens qui assujettit le texte à ses désirs, autrement dit, de la possibilité d’occuper la place de « narrataire victorien » ou celle de « narrataire contemporain ». Par une inversion transgressionnelle caractéristique du roman fowlesien le lecteur est mis en face de la vérité de sa position inconfortable de sujet, où il est contraint d’accepter sa division subjective en même temps que l’impossibilité de la complétude textuelle.

Ainsi, la rencontre finale entre Charles et Sarah dans ce qu’elle a de manqué se conjugue avec la non-rencontre entre le lecteur et le sens final qui lui donnerait prise sur le texte. L’impossible complétude textuelle est soulignée par l’impossible rapport de complétude sexuelle entre Charles et Sarah. Le roman rétablit une division qui est de structure et qui ne peut être suturée.

A l’affirmation de Michel Morel que malgré « les interventions qui l’entravent (…) l’illusion de la fiction ne cesse de renaître et se prolonger » et que « c’est l’univers de la fiction qui l’emporte » (p. 90) nous pouvons souscrire, mais à une lettre près. L’impossible est ce qui caractérise le Réel dans la définition de Jacques Lacan où il fait nœud avec le Symbolique et l’Imaginaire. L’impossibilité constatée ici concernant les positions de lecture est ce qui donne de l’air (l’R) au texte, qui révèle que la fracture imaginairement pansée par l’écriture recouvre une fracture structurelle qui ne peut l’être. Ainsi passe-t-on de la fiction à la friction de la non-coïncidence, du non-rapport ; nous pouvons conclure, en modifiant légèrement la formule de Michel Morel, que c’est en fin de compte l’univers de la friction qui l’emporte.

Notes
132.

The Shorter Oxford English Dictionary propose la définition suivante : “paradox : a seemingly absurd or self-contradictory statement or proposition which when investigated or explained may well prove to be well-founded or true.”

133.

Michel Morel, « Postures de lecteur dans The French Lieutenant’s Woman de John Fowles », dans Etudes Britanniques Contemporaines N° 12 (Montpellier, Presse universitaire de Montpellier, 1997, pp. 83-92).