Sublimation

Dans son essai « Le poéthique est toujours sublime » Michel Cusin propose du « sublime » la définition suivante :

‘Etymologiquement, le sublime s’appuie à la fois et contradictoirement sur le limen et le limes latins : d’un côté le seuil à franchir, les préliminaires, de l’autre, les limites à ne pas franchir, les lisières du réel. 134

Puis, en poursuivant son raisonnement il propose la piste de réflexion suivante :

‘Lacan en viendra à reconnaître explicitement ce que savent implicitement les vrais poètes, à savoir que le loup de la jouis-sens est toujours déjà dans la bergerie du signifiant et que seule la lettre, ce versant réel du langage, peut faire trace poéthique d’un sublime rencontré dans l’effroi et l’effraction.’ ‘Le signifiant poétique fait limite symbolique; la lettre poétique, elle, fait trace, à la limite, d’un au-delà qui contamine l’en-deça. (p. 177-8)’

Les trois tentatives de clôture de The French Lieutenant’s Woman attirent notre attention sur cette problématique des limites. Là où les signifiants peinent à mettre fin, car toujours le sens leur échappe, c’est par le biais de la lettre qui vient border le texte conjoignant littéral et littoral que s’arrête la course métonymique et sans fin du désir. La nature du désir est ainsi décrite par Jean-Pierre Cléro pour qui « [le désir] n’a pas d’objet ultime, mais feint néanmoins de s’en donner inlassablement. » 135 Devant l’impossible aboutissement de sa quête de complétude avec Sarah comme objet ultime de son désir, le sens que Charles cherchait à donner à sa vie se dérobe sous ses pieds et le réel fait retour de façon effrayante :

‘(…) all the things that it meant, both prospective and retrospective, began to sweep down over him in a black avalanche (…). (p.  398)’

La dissemination qui s’opère permet d’interroger autrement le texte et de lire l’effet produit sur Charles “there are tears in his eyes” (p. 399) comme “tears” (déchirures) et “I” (identité imaginaire). Une telle lecture se fonde sur le travail de la lettre qui borde le texte. Le dernier mot du roman, “sea”, qui évoque par homophonie la lettre “C”, initiale de Charles, en forme d’une boucle non fermée, le coupe d’un trait et l’expulse du texte, réalisant la division subjective que la métaphore paternelle n’a pu faire.

La sublimation est un terme de l’alchimie par lequel on désigne un procédé de purification qui vise à se débarrasser de l’hétérogène, mais, en ce faisant, laisse un dépôt. Dans le roman il y a bien un reste qui passe dans la vacillation produite par la friction de ce qui est incompatible. Ce reste, qui est déposé par l’effraction du réel qui vient faire nœud, est une conséquence de l’inadéquation, de ce qui au niveau du texte, à l’instar de l’oxymore, ne s’emboîte pas et de ce qui au niveau de la relation sexuelle tient les deux protagonistes à distance et ne permet pas une relation fusionnelle. Le non-rapport textuel, du fait qu’un signifiant ne peut renvoyer qu’à un autre signifiant, et le non-rapport sexuel où l’homme et la femme ne se complètent pas où le commerce sexuel ne crée pas une union mais produit un reste – l’enfant –, font qu’à ce commerce, textuel ou sexuel, il n’y a pas de fin.

Le parcours du vouloir-dire/vouloir-jouir du sujet qui a donné naissance au texte ne peut, dans ces conditions, aboutir à la satisfaction de la pulsion initiale. Le lecteur est laissé, tout comme le protagoniste, sur le littoral du texte mais en même temps le texte parvient à suggérer que, pour peu, le désir de l’un et de l’autre aurait pu être satisfait. Le tracé du parcours ressemble donc à une boucle qui tournerait autour de son objet manqué mais qui en fin de compte permet de faire quelque chose avec les objets disparates ramassés sur son rivage, ce “flotsam and jetsam” dont parle Fowles dans son essai. Ainsi un objet de substitution qui est le roman s’élabore à dire son inadéquation au désir et laisse en suspens la possibilité d’autres tentatives, d’autres romans.

Sublime et sublimation sont deux notions qui éclairent singulièrement la démarche de John Fowles dont les différents romans s’interrogent à leur manière sur la question du seuil et des limites, et de ce questionnement Fowles tire une esth-éthique qui tourne autour de la non-résolution, le non-achèvement, et qu’il appelle “the unresolved note” :

‘The cathartic effect of tragedy bears a resemblance to the unresolved note on which some folk music ends, whereas there is something in the happy ending that resolves not only the story, but the need to embark on further stories. If the writer’s secret and deepest joy is to search for an irrecoverable experience, the ending that announces that the attempt has once again failed may well seem the more satisfying. 136 (c’est moi qui souligne)’

Cela constitue sa réponse, sa façon de faire avec la tension entre le désir de maîtrise, de tout dire, et le pas-tout du langage.

L’acceptation de la non-complétude amène John Fowles à s’interroger sur ce qui constitue le cadre du texte, le début et la fin ou plus précisément le moment où le lecteur entre dans le texte et le moment où il en sort. Peut-on y voir une façon de s’accommoder de la rupture de la modernité ? Peut-on lire The French Lieutenant’s Woman à la fois et contradictoirement comme une tentative de passer de l’autre côté de cette rupture et l’impossibilité de le faire ?

Notes
134.

Michel Cusin, “Le poéthique est toujours sublime” La Poésie : écriture de la limite, écriture à la limite, Adolphe Haberer et Jean-Marie Fournier (éd), (Lyon, Presse Universitaire de Lyon, 1998, p. 174).

135.

Jean-Pierre Cléro, Le Vocabulaire de Lacan, (Paris, Ellipses, 2002, p. 14).

136.

John Fowles, “Hardy and the Hag”, dans Wormholes, (London, Jonathan Cape, 1998, p. 144).