Les rivages du texte

Dans The French Lieutenant’s Woman comme dans The Magus une certaine circularité à l’œuvre dans le texte ramène souvent le personnage et le lecteur près du point initial, mais une nouvelle configuration ne permet pas de retrouver le même ordre des choses qu’au départ, à l’instar de l’expérience des Mages dans le poème de T. S. Eliot, ‘Journey of the Magi’ :

‘We returned to our places, these Kingdoms,
But no longer at ease here, in the old dispensation,
With an alien people clutching their gods.
I should be glad of another death. 137

Plus précisément dans The French Lieutenant’s Woman la fin du texte fait retour au début et le fragment du poème de Mathew Arnold contenu dans la dernière phrase du roman, “And out again, upon the unplumb’d, salt, estranging sea.”(p. 399), répond ou, en tout cas, fait écho à l’extrait de ‘The Riddle’ de Thomas Hardy qui est placé en épigraphe avant le premier chapitre et qui met en scène une femme qui contemple la mer :

‘Stretching eyes west
Over the sea,
Wind foul or fair,
Always stood she
Prospect-impressed;
Solely out there
Did her gaze rest,
Never elsewhere
Seemed charm to be.
HARDY, ‘The Riddle’’

Sans apporter de réponse à l’énigme du poème de Hardy, le fragment qui clôt le texte la reprend et définit une position pour Charles, le personnage masculin, qui le « féminise » ou le « déphallicise » en le situant à la place du sujet féminin, “she”, du poème. La position qu’il occupe alors est une position analogue à celle qu’occupait Sarah dans le premier chapitre. Donnée à lire avant d’accéder au texte du roman propre, l’épigraphe se trouve donc au seuil mais en même temps marque la limite du texte où l’énigme qu’elle formule refait irruption au moment de clôturer le roman. Cette épigraphe contient également ce qui littéralement et « littoralement » borde le roman à ses deux extrémités : la mer. Ainsi pouvons-nous dire que cette mer correspond à une figure imaginaire du réel impossible dont parle Michel Cusin dans sa définition du sublime. Ce réel qui fait bord ou limite au texte représente ce que Lacan appelle « l’impossible à dire » devant lequel le dire de l’auteur reste impuisssant ; avant le texte et au-delà du texte il n’y a que silence. La mer est le lieu de l’ Autre, le lieu où se pose le regard de Sarah à la recherche d’un autre qui n’existe pas, le lieutenant français, ou qui ne prend consistance que dans l’imaginaire des Victoriens qui ont mis Sarah au ban de la société. Il s’agit d’un lieu inaccessible à tout être parlant qui reste nécessairement à la fin “unplumb’d”, insondable et insondé.

Dans notre analysenous examinerons également la question de l’oxymore en ce qu’il fait travailler les rapports homme/femme qui sont définis d’emblée, dans le titre du roman par l’emploi du génitif, comme une relation de possession. Le génitif inscrit la femme en position d’objet dépendant du masculin, position doublement fictive dans la mesure où Sarah est le seul personnage dont les pensées ne sont pas dévoilées et qui échappe au contrôle de l’instance narrative masculine, et deuxièmement où la « possession » sexuelle dont il est question, “woman” en anglais n’ayant pas la même ambiguïté qu’en français est ici un euphémisme pour “whore” 138 , se révèle être une fiction inventée par Sarah elle-même pour lui permettre de se libérer des contraintes qu’impose la société victorienne sur les femmes. Le titre illustre donc la contradiction à l’œuvre dans le roman qui énonce une « réalité » que le texte travaille ensuite à défaire. Nous suivrons particulièrement le parcours de Charles qui le mène d’Ernestina à Sarah et qui le laissera à la fin du texte dans une position analogue à celle occupée par Sarah au début.

La notion de complétude textuelle ou sexuelle, sous-entendue par ces deux parties, se soutient d’une part d’une recherche d’identité mais également d’une problématique originaire qui se joue sur deux niveaux : au niveau du texte où le roman renoue avec la tradition romanesque victorienne et au niveau du sujet. En ce qui concerne le protagoniste, l’intérêt que porte Charles aux théories de Darwin, auteur de L’Origine de l’Espèce, attire notre attention sur le fantasme originaire qui le pousse et souligne le contraste entre lui et Mr. Freeman, le « self-made man » victorien qui, pour sa part, préfère ne rien en savoir et essaie, au contraire, de soumettre à sa volonté ceux que l’ordre social précédent mettait au rang au-dessus de lui.

Le roman victorien appartient à ce que Catherine Belsey appelle “classic realism” et qu’elle définit par trois caractéristiques qui sont l’illusion, la clôture et une hiérarchie des discours qui permet d’établir la « vérité » de l’histoire. 139 Ce type de roman, qui met en place une histoire linéaire qui tend vers sa fin, doit cohabiter ici avec une instance narrative moderne qui met non seulement en cause la linéarité causative mais aussi la « fictionalisation » du récit par l’introduction d’éléments de la réalité hors texte non pas pour créer un « effet de réel » Barthésien mais pour souligner la discordance, brouillant la limite entre le monde de la fiction et le monde réel.

Notes
137.

T. S. Eliot, “Journey of the Magi”, Collected Poems 1909-1962, (London, Faber & Faber, 1974, p. 110).

138.

D’où l’hésitation du traducteur qui traduit le titre du roman par « Sarah et le Lieutenant Français » tandis que le film s’intitule « La maîtresse du Lieutenant Français ».

139.

« illusionism, narrative which leads to closure, and a hierarchy of discourses which establishes the “truth” of the story.” Catherine Belsey, Critical Practice (London, Methuen, 1980, p. 70).