2. Limites du texte/limites textuelles ?

Alors qu’il rédigeait encore le roman John Fowles a publié un essai intitulé “Notes on an Unfinished Novel” dont certaines remarques peuvent éclairer notre lecture. Dès le premier paragraphe de cet essai il affirme que ce roman ne peut en aucun cas être considéré comme un roman historique puis donne quelques précisions concernant ce qui l’a poussé à l’écrire :

‘The novel I am writing at the moment (provisionally entitled The French Lieutenant’s Woman) is set about a hundred years back. I don’t think of it as a historical novel, a genre in which I have very little interest. It started four or five months ago as a visual image. A woman stands at the end of a deserted quay and stares out to sea. That was all. The image rose in my mind one morning when I was still in bed half asleep. It corresponded to no actual incident in my life (or in art) that I can recall, though I have for many years collected obscure books and forgotten prints, all sorts of flotsam and jetsam from the last two or three centuries, relics of past lives – and I suppose this leaves me with a sort of dense hinterland from which such images percolate down to the coast of consciousness. 140

Il est intéressant de noter que l’image visuelle qui attise le désir du sujet et donne lieu au roman semble provenir d’un au-delà des limites. L’art de Fowles s’approvisionne dans un lieu au-delà de son conscient de même que les Romains s’approvisionnaient au-delà des limes. Cette image provient ou de la mer qui charrie les “flotsam and jetsam” ou d’une terre sauvage et inexplorée, cette “hinterland”. Ainsi en évoquant l’origine de cette “visual image”, l’essai de Fowles attire notre attention également sur la mer qui borde le texte et sur la terre sauvage de “Ware Cleeves” au-delà des limites de la ville où se déroulent les premières rencontres en tête-à-tête entre Charles et Sarah. A la fin du roman l’image s’est évanouie, seule reste la mer qui marque d’un impossible le retour souhaité par le sujet.

Ces rebuts échoués sur le littoral ressemblent fort à ce qui reste hétérogène dans le processus de sublimation, comme le suggère l’emploi du verbe “percolate down” qui décrit le travail qui fait parvenir ces bribes au niveau du travail conscient. Car l’artiste ne crée pas ex nihilo mais à partir de ces déchets inassimilables, qui ne peuvent se résoudre autrement que dans l’acte de création. C’est le processus de sublimation qui réunit les conditions pour que la création artistique puisse avoir lieu. Le verbe “percolate” qui évoque l’action de tamiser, fait partie du même champ sémantique que “riddle” et renvoie à l’énigme qui lance le roman.

Il n’est guère surprenant de trouver au seuil du premier chapitre, à l’instar de certains romans du dix-neuvième siècle, une épigraphe extraite du poème de Thomas Hardy, intitulé justement “The Riddle”. Cet extrait concrétise sous forme d’une énigme, l’image qui hantait Fowles et laisse entendre que la suite du roman sera consacrée à sa résolution. Cette “visual image” prend corps à la fin du premier chapitre lorsque Charles et Ernestina perçoivent au bout du môle une figure énigmatique qui reproduit le geste du poème.

“The visual image” à l’origine du roman correspond à l’énigme qui lance le désir du sujet qui veut en savoir davantage mais à la fin du roman l’impossibilité de la résoudre produit le ratage dont parle Jacques-Alain Miller 141 , ratage qui ouvre à la répétition comme le laisse entendre l’emploi marqué du signifiant “one” désignant le premier d’une série possible : “(…) one riddle and one failure to guess it” (p. 399)

Par son étymologie “riddle” renvoie au langage. D’origine germanique signifiant “read”, il renvoie plus spécifiquement à l’acte de lire et dans le contexte du roman relie précisément l’énigme de la lecture au mystère féminin, l’énigme de Sarah. On ne peut venir à bout ni de l’une ni de l’autre. La signification de “riddle” ne se limite pas, en outre, à ce qui doit être lu, mais renvoie également à ce qui fait trou, car la polysémie du signifiant ouvre l’interprétation à d’autres significations : “to riddle” pouvant signifier en anglais « trouer », ou bien « tamiser », « séparer à l’aide d’un tamis ». Nous sommes alors confrontés, avant d’aborder le texte, au langage qui fait trou, et ce trou dans le sens fait séparation ou coupure. Le sens file à travers le tamis du langage qui ne peut le retenir. Toute la problématique du roman et de l’écriture s’y retrouve.

La forte ressemblance entre la “visual image” dont parle Fowles dans son essai et la situation évoquée dans la strophe du poème de Hardy incite à regarder l’épigraphe de plus près. La rime qui associe et souligne les deux termes “sea” et “she” place la femme dans un rapport à la mer qui est la figure du réel, ce « qui se tient au-delà du symbolique » 142 et qui par conséquent ne peut être atteint par aucun savoir ou perçu par aucun « ça-voir ». Malgré l’impossibilité textuelle de dire le réel, la troisième rime “be” indique que la conjonction des deux fait ex-ister quelque chose. Cette image, rebut sur le littoral du conscient de l’auteur, est bien un de ces déchets inassimilables mais nécessaires à la création d’une œuvre d’art.

Par le biais du poème se met en place le regard, “gaze”, qui fait jouer l’homophonie “sea/see”. Ce qui attise le regard c’est le “charm” dont l’étymologie indique qu’il vient du latin « carmen », le chant. Ainsi le regard vient en réponse à l’appel de l’Autre, cet œil qui est attiré donne également à entendre le “I” du sujet appelé à être par le chant, car c’est l’invocation et la reconnaissance de l’Autre qui fait le sujet. C’est ce processus que décrit Nestor Braunstein :

‘C’est l’état d’une indistinction entre moi et le monde, le monde étant alors essentiellement le corps de la mère. Cette Chose originaire et mythique, antérieure à toute différentiation, est désignée par Freud (…) du nom de moi-réel : il est initial, c’est-à-dire que c’est un être dans le réel, antérieur à tout reconnaissance de l’Autre (…). C’est par rapport à ce moi-réel initial qu’agit l’appel invoquant de l’Autre (…), l’appellation subjectivante. L’intervention de l’Autre est antithétique à la jouissance ; elle déloge de ce réel plein, elle expulse du paradis, qu’elle constitue du fait même qu’il est perdu. La parole est toujours parole de la Loi qui interdit la jouissance. (…). C’est à partir de ce moment-là que se ferme le chemin de retour à la Chose (moi-réel) et qu’il ne reste d’autre voie que celle de l’exil et de l’habitat dans le langage. 143

Dans le vers “never elsewhere seemed charm to be”, le signifiant “seemed” suggère que le lieu d’où provient cet appel ne peut se dire qu’à travers du semblant, qu’il s’agit de quelque chose qui n’est pas l’objet d’un savoir car le regard ne se pose pas sur la mer mais par-dessus la mer, “over the sea”.

C’est d’ailleurs par le regard que le lecteur est invité à plusieurs reprises dans le premier chapitre à entrer dans le roman, c’est par le regard que l’on crée une place pour lui :

‘(…) and a person of curiosity could at once have deduced (…) the real Lymers will never see much more to it than a long claw of grey wall (…). But to a less tax-paying, or more discriminating eye it is quite simply the most beautiful sea-rampart on the south coast of England. (p. 7) (c’est moi qui souligne).’

Le regard de la femme devient objet d’un regard que nous pouvons qualifier de regard « phallique » car non seulement le télescope, objet phallique, introduit un regard de voyeur mais celui qui l’utilise n’est autre que le docteur Grogan qui croit avoir l’explication du comportement de Sarah et par conséquent être en position de maîtriser la situation. Grogan donne à Charles le compte-rendu du procès d’un autre Lieutenant français, de La Roncière, censé expliquer la conduite de Sarah et libérer Charles de son attirance pour elle. Mais c’est le contraire qui se produit et Charles, de même qu’auparavant il s’était identifié à Varguennes, l’amant supposé de Sarah, s’identifie maintenant au Lieutenant de La Roncière :

‘I need hardly say that he identified himself almost at once with the miserable Emile de La Roncière; and towards the end of the trial he came upon a date that sent a shiver down his spine. The day that other French lieutenant was condemned was the very same day that Charles had come into the world. For a moment in that silent Dorset night, reason and science dissolved; life was a dark machine, a sinister astrology, a verdict at birth and without appeal, a zero over all.’ ‘He had never felt less free. (p. 204)’

La science de Grogan se révèle impuissante à déchiffrer l’énigme de Sarah et n’a pas sur Charles l’effet libérateur escompté.

Pour aménager une voie de sortie pour le lecteur ce regard doit se transformer, ne plus englober l’objet du regard. A la fin du roman c’est ce regard-là qui doit chuter pour faire place à un autre regard, sans garantie, qui n’est pas obstrué par la femme perçue comme un objet du regard, mais qui, au contraire, se conjoint au regard de Sarah vers le vide au-dessus de la mer. C’est ainsi que Charles, en quittant définitivement Sarah, se dirige vers le bord du fleuve qui mène à la mer. L’aveuglement dont il souffre atteste de l’échec du regard phallique :

‘He crossed the road obliquely, blindly, never once looking back , to the embankment. (p. 398) (c’est moi qui souligne)’
Notes
140.

John Fowles, « Notes on an Unfinished Novel », (1969) dans The Novel Today, sous la direction de Malcolm Bradbury, (London, Fontana Press, 1990, p. 147).

141.

Jacques-Alain Miller, op. cit., 19.

142.

Jean-Pierre Cléro, op.cit., p. 57.

143.

Nestor Braunstein, op. cit., pp. 63-4.