Topologie du roman

Le premier chapitre situe le roman dans la ville de Lyme Regis. Une partie importante de l’histoire s’y déroule et notamment les premières rencontres entre Charles et Sarah. La ville est intéressante à plusieurs titres ; elle est non seulement située au bord de la mer mais elle a également un rapport avec la littérature comme Ernestina le fait remarquer à Charles :

‘‘These are the very steps that Jane Austin made Louisa Musgrove fall down in Persuasion.’ (p. 12)’

Son nom souligne son caractère liminaire : Lyme, vient de l’ancien français liem ou « lien », ce qui est approprié à une ville où se juxtaposent terre et mer. Côté terre se trouve la société victorienne tatillonne qui tente d’exercer un contrôle moral et rigide sur les faits et gestes de tous, qui, peut-on dire, tient tout le monde en lisières, autre signification de “lyme” qui désigne la laisse du chien. Côté mer se trouve ce qui menace cet ordre moral auquel la société victorienne donne consistance en l’identifiant au lieutenant français, Autre inquiétant pour les anglais du dix-neuvième siècle, qui vient détourner Sarah de cet ordre moral. Le roman travaille à rendre cet Autre inconsistant et en révèle le caractère fictif, afin de ramener le texte aux lisières d’un réel qui échappe à toute appropriation par l’imaginaire.

La deuxième partie du nom de la ville, Regis, évoque le roi, figure d’autorité qui représente l’Autre de la Loi. Une mention particulière en est faite dans ce premier chapitre qui contient deux allusions à Monmouth, fils illégitime de Charles II, qui a débarqué à Lyme Regis pour lancer sa révolte contre son demi-frère, le roi James II :

‘(…) because Monmouth landed beside it (…). the shingled beach where Monmouth entered upon his idiocy. (pp. 7-8)’

Cette révolte sur laquelle le texte, par deux fois, attire notre attention indique que la légitimité du père est mise en question.

Cette problématisation du Nom-du-Père se présentifie dans la diégèse ; le personnage masculin porte le prénom royal de Charles et sa famille fait partie de la petite noblesse, ce qui sous-entend une certaine dilution de l’ordre royal. Les parents de Charles sont morts et le titre de “baronet” que portait son grand-père a été transmis à son oncle, un célibataire sans descendance, qui considère Charles comme son fils. A la mort de cet oncle le titre devait passer en toute logique à Charles. Cette situation est d’ailleurs l’un des moteurs du récit. Charles est donc un pair, ou par homophonie en français un « père » en puissance. Il est intéressant de noter que “peer” en anglais signifie également « regarder ». Si d’un côté il y a aspiration à un titre qui définit une place dans la société, de l’autre il y a volonté de voir, de discerner par le regard, de percer l’énigme de Sarah.

L’époque victorienne qui constitue l’arrière plan du roman est marquée par la mise en cause de l’ancien système symbolique représentée par l’ancienne hiérarchie sociale. Ce vacillement des pères s’accompagne de l’émergence de nouveaux pères dans la société marchande qui se développe :

‘In spite of his [Mr Freeman’s] secret feelings about the aristocracy – that they were so many drones – he was, in the more outward aspects of his life, a snob. (…).
These new recruits to the upper middle class were in a tiresome position. If they sensed themselves recruits socially, they knew very well that they were powerful captains in their own world of commerce. (p. 244)’

L’autre père possible pour Charles est donc Mr Freeman, le père de sa fiancée Ernestina, qui en acceptant de marier sa fille à un futur pair de la nation, s’achète, en quelque sorte, un titre. Ainsi les nouveaux parvenus supplantent et s’approprient l’ancien ordre symbolique. Ils en transforment les titres en marchandises qui n’ont de valeur que parce qu’ils se vendent et s’achètent. Si elle épousait Charles après la perte de son titre, Ernestina serait méprisée par la société victorienne “for having lost the title she could so easily have bought elsewhere.” (p. 247)

La place de Charles dans la société devient plus problématique lorsque son oncle lui annonce son propre mariage et, par conséquent, l’éventualité d’une succession directe qui signifie pour lui la perte du “peerage”. Néanmoins Charles, privé de la position sociale qui jusqu’alors régissait son comportement, n’accepte pas l’offre que lui fait Mr Freeman d’entrer dans les affaires. Cette offre, précédée de la remarque “I have no son”, s’adresse donc spécifiquement à Charles en tant que fils possible. Le refus de Charles constitue un rejet de ce pacte-là avec le « nouveau père ».

Son serviteur Sam, par contre, s’en accommode, car en « vendant » à Mr Freeman la lettre que Charles lui avait demandé de remettre à Sarah il s’achète une place dans la nouvelle société, devenant employé dans les magasins Freeman. Il passe ainsi de l’ancien ordre au nouveau mais la transaction laisse un reste, un sentiment de culpabilité qui sera l’instrument de la rencontre finale entre Charles et Sarah.

Le thème de la filiation est contenu dans le nom de famille de Charles : Smith/son, où Smith, nom de famille parmi les plus répandus en Grande Bretagne, par son anonymat, donne à son nom la signification de « fils de personne ».

Lorsque Charles rompt avec Ernestina, comme les fiançailles étaient un contrat donnant-donnant, il doit payer un prix pour en être libéré. Ce prix est son nom. En signant le document établi par Mr Freeman où il reconnaît ses torts il fait sacrifice de son nom, “sacrificing his good name” (p. 384). Cette perte d’identité fait de Charles un paria, “an outcast”, son parcours croisant de ce fait celui de Sarah, celle que la société victorienne rejette. Autrement dit la métaphore paternelle, que ce soit le nom de son propre père ou le nom de celui qui proposait d’assumer ce rôle, Mr Freeman, ne suffit plus à assurer à Charles une place dans la société. Le Nom-du Père ne peut plus remplir sa fonction car rien ne peut s’y articuler :

‘Un signifiant, celui-là oui, articulable, qui fonctionne comme un (S1), comme lieu inéluctable pour l’accrochage d’un second signifiant (S2), façon économique d’écrire tout l’ensemble des signifiants qui ne trouvent leur signification que dans la mesure où ils s’articulent avec le S1 qui est le Nom-du-Père. 144

Ce vacillement des pères, si caractéristique de l’époque victorienne, se trouve renforcé par le transfert du rôle d’autorité morale à une femme, incarnée dans le roman par Mrs Poulteney, une sorte d’épigone de la reine Victoria. Elle joue un rôle de marâtre par rapport à Sarah qui travaille chez elle. Cependant, lors du renvoi de Sarah de son poste de dame de compagnie et de son expulsion de la maison, l’impuissance de Mrs Poulteney est manifeste dans le refus de Sarah de prendre ses gages :

‘‘Take your wages !’
Sarah turned on her, and shook her head. ‘You may keep them. And if it is possible with so small a sum of money, I suggest you purchase some small instrument of torture. I am sure Mrs Fairley will be pleased to help you use it upon all those wretched enough to come under your power.’
For an absurd moment Mrs Poulteney looked like Sam: that is, she stood with her grim purse of a mouth wide open. (p. 212)’

Selon le dicton la parole est d’argent mais rien ne sort ni de la bouche ni de la bourse de Mrs Poulteney ; Sarah ne la laisse pas solder imaginairement ses comptes. Son refus de prendre ses gages produitun manquedans les rapports sociaux ; l’argent qui fait le lien social dans la nouvelle société marchande ne fonctionne pas ici et Mrs Poulteney, bouche et bourse bée, est laissée sans voix.

Sarah est donc un personnage sur qui la morale victorienne n’a pas prise. Contrairement à Charles, elle avait déjà volontairement sacrifié son nom en faveur de l’appellation “the French Lieutenant’s Woman” ou l’euphémisme victorien de “woman” à la place de “whore” désigne bien sa place : être une femme, “woman”, est acceptable mais être ce que cela cache, une putain, “whore”, est le rôle qui la place au ban de la société. 145 La position de Sarah par rapport à cette société-là est ambivalente, elle est, par la force des choses, dedans mais pas toute dedans car elle se place en même temps à l’extérieur dans une position « extime ».

Une fois Sarah jetée dehors, Mrs Poulteney disparaît du roman ; la première « fin » qui suppose le mariage de Charles et Ernestina lui règle son sort en la faisant mourir, et au lieu de trouver au ciel parmi les justes elle se trouve face à l’horreur :

‘There was nothing but space – and horror of horrors, a devouring space. (…) and then she fell, flouncing and bannering and balooning, like a shot crow, down to where her real master waited. (pp. 293-4)’

La disparition de celle qui incarne la moralité de l’époque annonce ce qui se passe après la rupture entre Charles et Ernestina : la disparition du texte des références au code moral victorien qui jusque-là guidait les pas de Charles. La défaillance des faux pères symboliques victoriens rend la métaphore paternelle inopérante, incapable d’assurer l’inscription du sujet dans l’ordre symbolique. Elle est suppléée par “the sea” / “the C” qui marque la trace de la coupure dans Charles, l’aliénant de la complétude imaginée avec Sarah à la fin du roman. Cette forme de castration symbolique passe par l’entremise de la lettre qui féminise ou « déphallicise » le sujet comme le souligne Jacques Lacan dans sa lecture de La Lettre Volée de Poe :

‘Ce que le conte de Poe démontre par mes soins, c’est que l’effet de sujétion du signifiant, de la lettre volée en l’occasion, porte avant tout sur son détenteur d’après-vol, et qu’à mesure de son parcours, ce qu’il véhicule, c’est cette Féminité même qu’il aurait prise en son ombre. 146

Notre attention est attirée dans le premier chapitre par une description topologique de “the Cobb”, qui prend de l’importance dans le roman et qui ici fait bord ou limite et dont la courbe fait penser à une lettre qui fait trace. Ce môle est non seulement un rempart contre la mer, “a sea-rampart”, qui sépare la terre de la mer protégeant la ville de Lyme, (p. 7), il constitue également une barrière contre la côte sauvage :

‘It is in this aspect that the Cobb seems most a last bulwark – against all that wild eroding coast to the west. (p. 8)’

Ce lieu, non domestiqué, à l’état sauvage, “wild”, qui échappe au contrôle de la société porte le nom de “Ware Cleeves”. C’est là où Charles et Sarah se rencontrent en dehors des contraintes imposées par les normes de la société, et peuvent se parler d’égal à égal. Si ce nom en fait un entre-deux, un littoral : “ware” signifiant le varech, “sea-weed”, et “cleeves” les falaises, “cliffs”, d’autres significations possibles introduisent l’ambivalence et permettent d’autres lectures. Ainsi “ware” désigne également la marchandise et, dans un emploi spécifique, l’expression “a piece of ware” désigne une femme. En dernier lieu ce nom désigne une incitation à la vigilance. Par homophonie “Cleeves” évoque un verbe qui est en lui-même un oxymore, “cleave” qui signifie à la fois « séparer » et « adhérer ».

Dans la description du môle une allusion au sculpteur contemporain Henry Moore constitue un élément hétérogène à la diégèse, et introduit un écart et un positionnement qui en découle. L’œil/je, (“eye/I’”), du narrateur est du vingtième siècle et, même si ce positionnement ne met nullement en cause le roman, il établit un pacte avec le lecteur : « tu ne dois pas te mettre à la place d’un lecteur victorien ». C’est le corollaire du mémorandum que John Fowles a écrit à sa propre intention :

‘“A novel is something new. It must have relevance to the writer’s now – so don’t ever pretend you live in 1867; or make sure the reader knows it’s a pretence.” 147

“The Cobb” est un lieu qui est particulièrement associé à Sarah puisqu’il s’agit de l’endroit où Charles l’aperçoit pour la première fois et où elle retourne chaque fois qu’elle se promène jusqu’à ce que Mrs Poulteney lui interdise d’y aller. Le trope qui est utilisé pour décrire “the Cobb” est l’oxymore :

‘Primitive yet complex, elephantine but delicate; as full of subtle curves and volumes as a Henry Moore or a Michaelangelo; and pure, clean, salt, a paragon of mass. (p. 7)’

La figure rhétorique qui décrit la femme en ce qu’elle est pas-toute, irréductible, est également la figure rhétorique de “the Cobb” qui relève également du pas-tout, étant “a superb fragment of folk-art” (p. 7).

Le regard qui donne au lecteur accès au texte se modifie et se précise tout au long du premier chapitre. Du regard d’un simple observateur au début il se transforme en “local spy” (p. 8) qui se sert d’un télescope pour épier de loin les faits et gestes des personnages. Le lecteur est placé dans le texte dans la position du voyeur, d’autant plus qu’il se trouve à une certaine distance temporelle du récit, même si l’instance narrative contemporaine tend à le masquer, tout comme l’observateur au télescope est séparé dans l’espace de l’objet de son regard. Cependant ce regard-là se révèle insuffisant car il interprète ce qu’il voit mais bute sur ce qui véritablement fait énigme, c’est-à-dire sur la silhouette sombre sur l’extrémité du môle :

‘But where the telescopist would have been at sea himself was with the other figure on that sombre, curving mole. It stood right at the seawardmost end, apparently leaning against an old cannon-barrel up-ended as a bollard. Its clothes were black. The wind moved them, but the figure stood motionless, staring, staring out to sea, more like a living memorial to the drowned, a figure from myth, than any proper fragment of the petty provincial day. (p. 9)’

Il s’agit d’un regard « phallique », comme le pronom “himself” le laisse entendre. Ce regard-là fait de la femme un objet à contempler, mais l’énigme que celle-ci représente et qu’il ne peut résoudre le renvoie, par le truchement du langage, vers le réel insondable qui est la mer, “the telescopist would have been at sea”. Ce à quoi il est confronté et qui lui pose un problème insoluble est un regard d’une autre nature, le regard de Sarah que nous pouvons qualifier de regard « féminin ». Ce regard diffère du premier en ce qu’il ne se laisse pas berner par l’objet supposé du regard. Pour la société de Lyme Regis, Sarah scrute l’horizon à la recherche du lieutenant français dont elle attendrait le retour. Cependant nous apprenons plus tard qu’elle sait pertinemment que celui-ci ne reviendra jamais lorsqu’elle dit à Charles “I know he will never return” (p. 109). Elle est donc consciente du caractère fictif de l’objet supposé de son regard, car ce qu’elle regarde est le vide du réel, l’absence de ce lieutenant, l’impossibilité d’atteindre la complétude par l’Autre. C’est cela précisément que refusent de voir les habitants de Lyme qui tournent le dos au môle qui fait bord entre la ville et la mer : “They seem almost to turn their backs on it [the Cobb]” (p. 7). De même c’est ce regard que Mrs Poulteney tente d’interdire lorsqu’elle demande à Sarah de ne plus se rendre sur “the Cobb” et lui intime l’ordre de ne pas regarder ainsi, “and pray do not stand and stare so” (p. 59). Le regard féminin diffère du regard orienté par le désir masculin de contrôler et posséder car il voit non seulement l’objet mais également le manque dans l’Autre.

Cette jouissance féminine, qui tient compte de l’inadéquation de l’objet au désir, de l’incomplétude au cœur de la langue, est ressentie comme une menace car elle n’est pas soumise au désir masculin. La question du désir et de la jouissance du lecteur est ici posée. Dans le syntagme “staring out to sea” l’homophonie nous fait entendre “to see” ; comme si le regard masculin dotait d’intention le regard espionné, “to see” veut dire « pour voir ». Il devient alors désir de savoir ou de « ça-voir ». Dans le roman tous les habitants de Lyme s’accordent à interpréter le regard de Sarah vers la mer, à lui attribuer une intention : de guetter le retour du lieutenant français, or, il n’en est rien. Il s’agit d’un placage de leur propre façon de voir sur celle dont le sens profond leur échappe. Pour faire une bonne lecture du roman le regard du lecteur doit passer de celui du voyeur (désir de « ça-voir ») pour devenir celui du voyant dans le sens où l’entend Rimbaud dans sa lettre dite « du voyant », « Je est un autre ».

Le roman semble souvent procéder par oppositions binaires et le premier chapitre introduit deux personnages féminins qui sont Sarah et Ernestina. Toutes deux sont décrites d’après leur style vestimentaire. Ernestina est à l’avant-garde de la mode qui est la seule transgression des normes qui régissent la société qu’elle se permet :

‘The young lady was dressed in the height of fashion, for another wind was blowing in 1867: the beginning of a revolt against the crinoline and the large bonnet. The eye in the telescope might have glimpsed a magenta skirt of an almost daring narrowness – and shortness, since two white ankles could be seen beneath the rich green coat and above the black boots that delicately trod the revetement; and perched over the netted chignon, one of the impertinent little ‘pork pie’ hats with a delicate tuft of egret plumes at the side – a millinerey style that the resident ladies of Lyme would not dare to wear for at least another year (…). (p. 8)’

Elle est entièrement décrite du point de vue des semblants, et possède la brillance de l’objet attrape-regard, de la parade pour le regard de l’homme. La description de Charles, par effet de miroir, est construite de la même manière, montrant que le point de vue masculin ne peut concevoir le point de vue féminin qu’à son image :

‘(…) while the taller man, impeccably in a light grey, with his top hat held in his free hand, had severely reduced his dundrearies, which the arbiters of the best English male fashion had declared a shade vulgar – that is, risible to the foreigner – a year or two previously. (p. 8)’

Toute autre est la description de celle qui pose problème ici. Sarah est hors mode et ne peut même pas être définie comme femme selon les codes victoriens. Charles, d’ailleurs, se trompe sur son sexe :

‘It was only then that he noticed, or at least realized the sex of the figure at the end. (p. 12)’

L’indétermination sexuelle, soulignée par les vêtements qu’elle porte, pourrait signifier que la position qu’elle occupe n’est pas limitée aux personnes de son sexe, qu’il n’est pas question du sexe réel de la personne mais de la position symbolique, masculine ou féminine, que la personne adopte :

‘She had taken off her bonnet and held it in her hand ; her hair was pulled tight back inside the collar of the black coat – which was bizarre, more like a man’s riding-coat than any woman’s coat that had been in fashion those past forty years. She too was a stranger to crinoline; but it was equally plain that that was out of oblivion, not knowledge of the latest London taste. (p. 13)’

Ainsi pourrait-on dire qu’en tant que figure de mythe Sarah incarne une vérité fondamentale que le roman cherche à dévoiler.

Notes
144.

Nestor Braunstein, op. cit., p. 93.

145.

Seul le laitier, dont le rang social lui permet de dire les choses sans détour, dit de Sarah ‘And she been’t no lady. She be the French Loot’n’nt’s Hoer’ (p. 77).

146.

Jacques Lacan, Ecrits I, (Paris, Points Seuil, 1970, p. 7).

147.

John Fowles, « Notes on an Unfinished Novel », (1969), op. cit., p. 150.