3. L’oxymore et la femme

Dans l’articulation entre binarité et incompatibilité nous trouvons la femme pas-toute dont parle Lacan dans le livre XX du séminaire :

‘(…) lorsqu’un être parlant quelconque se range sous la bannière des femmes c’est à partir de ceci qu’il se fonde de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction phallique. C’est ça qui définit la… la quoi ? – la femme justement, à ceci près que La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer La. Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme puisque – j’ai déjà risqué le terme, et pourquoi y regarderais-je à deux fois ? – de son essence, elle n’est pas toute. 148

L’énigme de la femme pas-toute a besoin pour s’écrire d’un trope qui met en évidence cette incomplétude qui fait son irréductibilité radicale. Elle ne peut se dire par le simple paradoxe mais, comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, par l’oxymore qui conjoint deux termes dans un ensemble boiteux.

L’oxymore ne s’applique pas uniquement à Sarah mais, à certains moments, touche à Charles dans la mesure où ce qui lui arrive le féminise. Car la position masculine et la position féminine vont au-delà de la différence biologique entre les deux sexes ; il s’agit avant tout d’un positionnement dans le symbolique. Le trope se rapporte également à un certain regard sur les choses comme nous pouvons le constater dans le premier chapitre qui oppose le regard des habitants de Lyme sur “the Cobb”, regard basé sur le rapport d’argent, “tax-paying (...) eye” (p. 7), qui veut en avoir pour son argent et le regard qui fait la différence, “more discriminating eye”, qui le décrit en termes d’oxymore. D’un côté il s’agit d’un rapport donnant-donnant sans qu’il y ait un quelconque reste et de l’autre un rapport qui fait place à ce qu’il y a d’irréductible.

Car l’oxymore fait obstacle à la binarité réductible qui relève du simple paradoxe. L’opposition entre les deux époques représentées dans le roman est de cet ordre-là car dans la représentation on passe facilement de la diégèse du dix-neuvième siècle au narrateur du vingtième, y compris lorsque ce dernier, sautant allègrement cent ans en arrière, se matérialise en personnage victorien qui observe Charles et s’interroge sur le déroulement de l’histoire.

L’oxymore se pose à la place de l’alternative « ou… ou… » et en rajoute une autre choix « et/ou », qui signifie l’impossibilité radicale de choisir. En cela il est semblable à la bande de Moebius qui problématise le rapport binaire simple « recto/verso » et « qui n’a pas d’envers, à savoir qu’à la parcourir, on reviendra mathématiquement à la surface qui serait supposer la doubler ». 149

C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qui se passe lorsque le roman touche à sa fin en tant que texte et propose deux clôtures successives. Nous nous trouvons alors confrontés à quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’alternative, où il faut choisir entre l’une ou l’autre des deux fins, mais à quelque chose qui fait vaciller cette alternative. Nous devons, en tant que lecteur, nous accommoder des deux solutions proposées sous forme de conjonction/disjonction : à la fois ou l’une ou l’autre, et en même temps et l’une et l’autre. Ce n’est alors pas seulement la clôture du roman en tant que récit qui est en cause, mais également toute possibilité de hiérarchiser les deux clôtures proposées. L’affirmation des critiques que la deuxième clôture se trouve à la fin du texte et par conséquent dans la position dominante, n’annule pas pour autant l’avant-dernier chapitre dont il faut tenir compte. Lire le roman de la sorte revient à accepter une linéarité qui est justement mise en question et à n’accorder aucun crédit à l’incertitude créée par le narrateur qui fait intrusion en tant que passager dans le train qui emmène Charles à Londres et qui annonce la manière de clore le roman :

‘And as we near London, I think I see a solution; that is, I see that the dilemma is false. The only way I can take no part in the fight is to show two versions of it. That leaves me with only one problem: I cannot give both versions at once, yet whichever is second will seem, so strong is the tyranny of the last chapter, the final, the ‘real’ version. (p. 349)’

Cependant, dans la logique du texte, nous pouvons affirmer que le lecteur est confronté à un oxymore final, à une zone de vacillation où il est impossible de produire un sens-tout. Au terme de son parcours dans le texte le lecteur se trouve face à une béance. Cet oxymore final, par l’impossible conjonction des termes inséparables qui s’excluent mutuellement, où la suppression de l’un modifierait radicalement l’autre, est bien un trope qui fait trou dans le sens, qui fait tourner les deux termes pour faire apparaître une béance dans l’écart ainsi dévoilé.

Notes
148.

Jacques Lacan, Encore, (Paris, Points Seuil, 1999, p. 93).

149.

Jacques Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (Paris, Points Seuil, 1990 p. 261).